En pleine guerre froide, l’URSS et le monde libre avaient la lucidité et le courage politique pour décider de se retrouver à Genève en 1973 afin d’évoquer le seul sujet qui vaille, à savoir la sécurité en Europe. C’est ainsi que se tint la Conférence sur la Sécurité et la Coopération Européenne réunissant d’une part les États-Unis, le Canada, l’Europe de l’ouest et d’autre part, l’Union Soviétique et les pays du Pacte de Varsovie.

Août 1975, à Helsinki, les chefs d’Etat et de Gouvernement, en grande pompe, signèrent le fameux Traité d’Helsinki qui mit fin à la menace de l’holocauste nucléaire. A noter que le statut de neutralité de la Suisse et de la Finlande avait favorisé le déroulement de ce marathon diplomatique au service de la paix. Par contraste, l’adhésion cette année-là de la Finlande à l’OTAN témoigne éloquemment du recul du désir de paix sur le continent européen.

Laissons donc aux historiens le soin de déterminer les raisons pour lesquelles ce qui fut possible à un moment où le monde libre considérait l’URSS comme un ennemi existentiel ne l’est plus, un demi siècle plus tard, avec une Russie qui s’est pourtant débarrassée des oripeaux du communisme stalinien. Que les historiens, d’une manière objective, apportent un éclairage autre que le narratif simpliste d’un combat entre le Bien et le Mal ; la vision morale ou le discours de guerre préventive pour empêcher les troupes russes de défiler sur les Champs Elysées. La guerre par procuration menée entre l’Ukraine et la Russie entre dans sa quatrième année. Comme toute guerre elle se terminera un jour par une négociation visant à définir ‘’le monde d’après‘’.

‘’L’opération spéciale’’ lancée par Poutine le 24 février 2022, qui a pris depuis tous les contours d’une guerre, agit sur la scène internationale comme un révélateur et un accélérateur.

Un Révélateur

En 2008, la fameuse crise des « subprimes » éclate, l’Amérique exporte sa crise financière qui provoque une crise économique mondiale. La même année, Pékin accueille les Jeux Olympiques avec faste, les plus grandioses jamais organisés. L’Empire du Milieu s’affirme comme la nouvelle Grande Puissance. L’élite chinoise se débarrasse du complexe d’infériorité qui l’habite depuis l’écroulement de la dynastie Qing. Économistes et analystes de tous bords déclarent à l’unisson qu’ils n’ont plus de leçons à recevoir de leurs collègues occidentaux et que la résilience de l’économie chinoise montre la supériorité du modèle socio-économique chinois. Fière et sûre d’elle-même, la Chine s’autorise à définir un nouvel ordre mondial basé sur la multipolarité. Multipolarité politique pour contrer l’hégémon américain ; mulitipolarité financière pour remettre en question la gouvernance occidentale au FMI et à la Banque Mondiale ; monétaire pour en finir avec l’usage abusif du dollar comme instrument d’oppression politique et économique.

En 2009, à l’initiative de la Chine et de la Russie, la capitale chinoise abrite la naissance du groupe informel connu sous le nom de BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) devenu BRICS quelques années plus tard avec l’adhésion de l’Afrique du Sud. Longtemps ignorés par nos médias, les BRICS font parler d’eux à la faveur de la guerre en Ukraine et l’Occident découvre avec effarement que la Russie n’est pas isolée comme il le souhaite. La guerre est un révélateur d’un chamboulement géostratégique majeur, puisque soudainement ce groupe passe aux yeux du monde non occidental, c’est à dire le reste du monde, comme une alternative crédible a la domination occidentale. Cinq siècles de domination sans partage, si l’on prend la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492 comme année de départ – cinq siècles qui commencent à s’éteindre. L’heure du partage du banquet mondial a sonné malgré les tentatives d’en retarder l’avènement.

Ainsi de l’accueil du Premier Ministre indien Modi à Washington en juin 2023. Les américains mettent les petits plats dans les grands et réservent les plus grands honneurs pour la première fois à un représentant du sud. La réception sans précédent de Modi au Congrès réuni en session conjointe du Sénat et de la Chambre des Représentants en dit long sur le message politique que les États-Unis entendent lancer à la plus grande démocratie du monde : sa place est au sein des démocraties occidentales. En vain, car dans un langage diplomatique digne du Congrès de Vienne et tout en prononçant les mots attendus par les parlementaires américains sous leurs ovations debout, le dirigeant indien assène sereinement son attachement à l’instauration d’un nouvel ordre mondial.

Au même moment à Paris et, cela n’est pas fortuit, se tient une Conférence sur un nouveau Pacte Financier mondial. Le choix des mots est judicieux. Il s’agit d’un nouveau Pacte dans le cadre du système financier existant. Une opération de rafistolage sous la houlette de Macron qui s’est avérée un cuisant échec pour la diplomatie française et par conséquent occidentale. Jamais un Président français n’a été aussi malmené par ses pairs africains comme Macron l’a été. Un échec doublé d’une humiliation pour la France. Les africains clament, sans plus craindre l’ancienne puissance tutélaire, leurs vœux pour la mise en place d’un nouvel ordre international placé sous les auspices des BRICS.

Les BRICS s’imposent indéniablement sur la scène internationale et le sommet prévu en août à Johannesburg s’est élargi à une vingtaine de nouveaux membres.

Un Accélérateur

Si la guerre en Ukraine a ouvert les yeux sur une vague de fond déclenchée en 2009, elle en a également accéléré le déferlement. Pour prendre la mesure du phénomène, un bref rappel de l’architecture sur laquelle repose l’hégémonie occidentale depuis la fin de la seconde guerre mondiale s’impose.

Celle-ci puise sa source dans les institutions de Bretton Woods que sont le FMI et la Banque Mondiale dont la gouvernance est monopolisée par les européens pour le FMI (la Direction Générale) et les américains pour la Banque Mondiale (la Présidence). Le fonctionnement de ces institutions favorise par ailleurs les intérêts occidentaux. S’ajoute à cela le privilège exorbitant attribué au dollar américain comme monnaie d’échange et de réserve sans que cette devise ne soit gagée par l’or, depuis l’accord de Plazza en 1972.

Ce système financier est perçu par les pays émergents comme inégal et injuste. Ils réclament des réformes profondes pour une meilleure représentation des nouveaux rapports de force économique à l’aube du 21eme siècle.

L’historique du G7 témoigne aussi de cet esprit inégalitaire contesté par le reste du monde. Dans les années 70, Giscard d’Estaing réunit à Paris un G4 (États-Unis, Royaume Uni, République fédérale d’Allemagne, France) ; un club chic dans lequel les Grands du monde discutent entre eux des sujets planétaires. On est entre soi. Le G4 est devenu G7 puis G8 mais pour pas longtemps puisque la Russie est expulsée de ce cercle huppé. Comprenant la frustration des pays émergents – en particulier la Chine, l’Inde etc. – Sarkozy sut convaincre Georges Bush de l’élargir à 20, tout en conservant le format restreint de G7. Une tentative de sauver le système existant pour calmer la montée des ressentiments anti occidentaux.

Les BRICS veulent mettre un coup de pied dans cette fourmilière occidentale et y substituer un autre ordre international plus adapté aux réalités économiques, financières et géo politiques du nouveau siècle. Si ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux fut déjà engagé en 2009, il le fut toutefois avec timidité dans la mesure où les conditions n’étaient pas entièrement réunies. La dédollarisation débuta en 2010 par une série d’accords bilatéraux entre la Chine et les pays de l’Asie du sud-est qui préconisent l’usage des monnaies nationales dans leurs échanges à la place du dollar américain. Il s’agissait d’une approche avant tout régionale. La Russie était encore ancrée en Europe, avec laquelle se faisait l’essentiel de ses échanges. A cela s’ajoutait, a l’initiative de la Chine, la création de la banque d’investissement des BRICS dotée de 50 Milliards de dollars pour financer des infrastructures dans les pays en voie de développement, amorce d’une institution rivale de la Banque Mondiale.

La Chine, toujours elle, met en œuvre un gigantesque réseau économique et commercial ‘’une ceinture, une route‘’ qui lui vaut l’admiration et le soutien notamment du continent africain. Les africains voient en cette Route de la Soie du 21ème siècle une alternative crédible à l’aide publique au développement occidentale. Les financements ne sont pas conditionnés par des critères politiques. A l’inverse de l’aide occidentale, la démarche chinoise est respectueuse des souverainetés des Etats. La Chine gagne en respectabilité et sa diplomatie, en efficacité. Elle réalise l’impensable en réconciliant l’Arabie Saoudite sunnite et l’Iran chiite. Elle obtient de Riyad l’abandon du pétrodollar au profit du pétroyuan. Le monde est stupéfait, surtout l’occident.

C’est dans ce contexte de remise en question de l’influence occidentale qu’à la faveur de la guerre en Ukraine, le reste du monde constate que la Russie seule fait face crânement a l’OTAN, que la Russie victime des sanctions économiques et financières occidentales continue d’engranger de confortables revenus provenant de ses exportations de gaz et de pétrole, ce qui lui permet de financer son effort de guerre ; que la Russie adapte son économie aux sanctions et surtout qu’elle procède à un retournement géo stratégique historique en s’alliant durablement avec son voisin chinois.

Empire eurasien, Moscou a toujours regardé vers l’ouest. Désormais, son regard se tourne résolument vers l’est qui est devenu le bassin majeur de la croissance mondiale. Dans ces conditions, avec une Chine qui aspire à dépasser les États-Unis et une Russie qui démontre une capacité militaire de premier plan, le basculement vers un nouvel ordre mondial ne connaît plus d’obstacles insurmontables. Il se met en place à un rythme surprenant. Les BRICS constituent une réelle force d’attractivité pour les pays du sud. Le sommet d’août 2023 à Johannesburg a annoncé la couleur : la dédollarisation est affirmée, la multipolarité politique acclamée et, in fine, cela signe le commencement de la fin de l’Hégémon solitaire américain, entraînant dans son sillage une UE moribonde.

C’est ce monde nouveau qui s’imposera lorsque la guerre en Ukraine cessera. Le monde d’après la guerre. L’Occident devra en prendre acte et s’inscrire dans cette mouvance plutôt que de persister dans une posture dominatrice et arrogante.

Maurice Portiche
Ancien Diplomate : Ambassadeur de France au Burkina-Faso puis au Laos,
Consul Général de France au Japon puis aux USA
Professeur invité à l’Institut de diplomatie de Chine et à l’Université de Wuhan
Directeur honoraire du Centre de Recherche sur la Francophonie dans la Mondialisation de l’Université de Wuhan

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