S’il ne faut pas sous-estimer après-coup, une fois qu’elle s’est dégonflée, la dimension potentiellement dangereuse de l’aventure Prigojine, reste que cette pantalonnade révèle, avec certains caractères de la personnalité russe, combien celle-ci est méconnue par les Occidentaux.
L’affaire Wagner exprime bien une classique et discutable « poésie » politique russe, faite de luttes intestines derrières des dorures ringardes, de revirements brutaux sur lesquels s’épuisent les interprétations et les mythes, d’échanges de tirs entre Russes cette fois, avec un malfrat seigneur de guerre probablement en « zapoï » – cuite quasi-perpétuelle immortalisée par l’écrivain soviétique underground Venedikt Erofeïev -, avec « batka », le « petit père » Loukachenko, en parrain intercesseur au crépuscule, avec le Tsar Poutine enfin qui, bousculé, règle toutefois en moins de 24 h la préjudiciable farce.
Tout cela fait mauvais genre à l’international, inutile de le nier. Ce fut un accès de « bordel » russe, ce bardak qui couve toujours sous l’indispensable verticalité du pouvoir sans laquelle, dans toutes les Russies, on irait au pur chaos. Et pourtant, je conclurai par là cette introduction, il y a aussi dans tout ce cirque de quoi plaider pour le peuple russe et pour Poutine, son chef de dimension historique.
Certains choix stratégiques m’ont laissé perplexe depuis le déclenchement de l’opération spéciale, dont le sanglant déroulement me trouve toujours inquiet, et l’épisode Wagner a encore sollicité ma fibre pro-russe ou, plutôt, ma confiance dans la maîtrise générale par Moscou de cette guerre mondiale à domicile. Mais les réactions occidentales ont raffermi cette confiance par leur inanité, à mesure, tout au long de ce bref samedi 25 juin, que la menée apparaissait pour ce qu’elle était : nullement un coup d’État mais un coup d’éclat, nullement une affaire politico-militaire mais une politique militaire des affaires.
Je crois que l’expression « prendre ses désirs pour des réalités » n’a jamais pris autant de force que devant les arguties de Bernard-Henri Lévy voyant dans Prigojine le vecteur de la « libération » du peuple russe, devant celles de Michel Yakovleff spéculant sur le sens politique, négatif pour Poutine dans les deux cas, de tirs gouvernementaux ou de leur absence. J’ai plus généralement bien ri devant l’espèce d’excitation, vite refroidie, des journalistes, éditorialistes et « spécialistes » imaginant Poutine affaibli, son pouvoir fissuré, bientôt renversé. Comment être plus ignorant de ce dont on parle ? Comment être davantage dans le wishfull thinking des Anglos-saxons ? J’ai eu l’impression de voir revenir le spectre de l’« experte » Marie Mendras prédisant la chute de Poutine en 2007, 2011, 2014 etc…
Il est parfaitement vain de spéculer sans fin sur les mobiles de Prigojine ou sur l’improbable collusion entre Poutine et lui. A s’en tenir aux faits qui dépassent une telle masse qu’ils en deviennent certains, les stratèges de plateaux, dont l’incompétence vaut le militantisme, commettent deux lourdes erreurs inspirées par leur poutinophobie.
La première, c’est de croire qu’un éventuel renversement de Poutine aboutirait à l’établissement d’un pouvoir pro-occidental, libéral, « multiculturalo-mondialiste ». Or il n’y a aujourd’hui pour le vouloir qu’une maigre population de petits cons, enfants gâtés des grandes villes, semblables à ceux qui ont « fait 68 » contre De Gaulle. Voir en outre de tels espoirs occidentalistes, totalement illusoires quand on connaît le peuple russe, placés dans le « national-mercenaire » Evgueni Prigojine relève du plus haut comique. Et quand on songe que la seule opposition sérieuse à Poutine est formée de faucons ultra-nationalistes ou impérialistes russes (le terme de nationalisme étant, pour des raisons trop longues à exposer ici, péjoratif en Russie) qui se proposent tous de recouvrir Kiev et Lvov sous les bombes, on se dit que les Occidentaux regretteraient vite l’actuel président de la Fédération de Russie.
La seconde erreur, c’est de confondre un indéniable côté foutraque russe, dont Prigojine a présenté le visage au monde, avec la qualité, en Russie, du jugement populaire. Contrairement à ce que serinent les médias occidentaux, le jugement des Russes est à la fois moins sujet à la propagande gouvernementale, allant parfois contre elle jusqu’au conspirationnisme, et beaucoup plus avisé, substantiel, charpenté que celui des Occidentaux majoritaires. Jamais recrus d’épreuves terribles, ayant la mémoire longue, les Russes majoritaires, de leur côté, soutiennent Vladimir Poutine avec plus ou moins d’enthousiasme. Les plus reconnaissants mesurent l’œuvre de redressement inouïe conduite depuis 1999, les plus tièdes savent que la Russie a besoin d’un chef fort, charismatique et, si possible, rationnel – Poutine possédant ces trois qualités – tandis que les plus critiques, je le répète, se recrutent chez les nationalistes radicaux qui le jugent en tout trop modéré.
Les Russes savent ce qu’ils font. Ni favorables au rapprochement avec un Occident qui leur crache à la figure depuis trente ans, ni prêts à l’aventurisme promis par le mercenaire Prigojine et ses équivalents politiques, ils continuent de confier leur destin, dans une guerre de dimension mondiale, au plus grand chef d’État du début du XXIe siècle.
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Merci pour cette vision de la Russie qui fait plaisir aux Européens éclairés que nous sommes. Il y a un vrai feeling entres les Russes et nous. J’espère que notre amitié reviendra après cette épreuve.
C‘était un vrai plaisir de lire cet article !
Une vraie gourmandise lors de suivre l‘élaboration du sujet – choix des mots, des expression, la mise en scène de l‘idée …
Le texte valorise à la fois la langue française, l‘intellect et la personnalité de l‘auteur.
Merci beaucoup
J’ai eu l’occasion, il y a quelques années, de découvrir la Russie et les russes, et je souscris à 100% à cet article.
Zelinski doit etre jaloux de cette farce ubuesque, lui l ancien guignol de foire.. On n a rarement vu un putchiste crier sur tous les toits sont intention de faire un coup d etat. Generalement,on ferme sa g…et on le fait. La ballade sur l autoroute avec une colonne blindee sans …munition. Et enfin le double salto arriere a 200 bornes de Moscou.
Et on n a peut etre pas encore tout vu.
Vous avez complètement raison ! Les idiots qui critiquent et condamnent Vladimir Poutine ne remarquent pas l’incroyable maîtrise qu’il a de ses paroles et de ses actes, ce qui ne signifie pas qu’il est incapable de faire face à une agression.
S’il n’a jamais réagi sur le moment à la pluie d’insultes qu’il a reçue des dirigeants occidentaux, il ne les a pas oubliées. L’immense table de négociation dressée spécialement pour la visite de Macron était un chef d’oeuvre d’humiliation raffinée.
Comme vous dites, les Russes ont de la memoire. L’offensive de Staline en Mandchourie en août 1945 avait principalement pour but d’écraser l’armée japonaise, effaçant ainsi la défaite russe de 1905.
L’intervention russe en Syrie en 2015 a surpris les occidentaux qui n’ont rien compris. Un dirigeant digne de ce nom aurait retenu la leçon.
Leur politique inadmissible à l’égard du plus grand pays du monde leur revient comme un boomerang depuis le déclenchement de l’opération militaire spéciale.
Et ce n’est que le début de l’addition….
Excellent analyse 👍
Bonne analyse de la réalité
Un des meilleurs articles que j’ai pu lire depuis le début de l’opération spéciale. Et sans doute le plus drôle. Excellente idée que de mettre en relation les événements récents avec l’âme russe…Sans cet éclairage, tout ce qui s’est passé demeure incompréhensible.
Bravo ! Bel exposé qui résume parfaitement la situation de la Russie ! Le fait que Poutine soit le plus grand dirigeant de ce début de 21e siècle est une réalité incontestable ! Si les dirigeants européens avaient le quart de sa prudence, de son intelligence, de son raisonnement, le monde serait certainement plus paisible !
Bonjour,
Merci pour cette excellente analyse de la pantalonade Prigojine.
J’y vois plus clair.
“Certains choix stratégiques m’ont laissé perplexe depuis le déclenchement de l’opération spéciale, dont le sanglant déroulement me trouve toujours inquiet…”
Je me pose effectivement la question de la possibilité d’éviter ce massacre de la population ukrainienne mâle recrutée de force. Si les ukro-bolcho-nazis sont la cible est qu’ils mettent en première ligne des hommes qui se verraient mieux ailleurs, hommes qui se font massacrer par l’artillerie russe, alors on se demande comment l’opération spéciale visant la dénazification de l’Ukraine pourra atteindre son but.
Est-ce que Poutine à la choix de la stratégie ou bien est-elle basée sur des contraintes fixes ?
Si le choix est d’avoir le moins de morts possibles parmi les militaires russes, on peut se demander si le bilan d’une offensive puissante mais courte (où Kiev serait prise) et où il y aura surement plus de morts que dans l’autre possibilité actuelle d’un maintien d’un front sur lequel les offensives ukrainiennes se brisent faisant moins de morts côtés russes mais qui sur une durée beaucoup plus longue pourrait peut-être rattraper le bilan de la première option. Qui peut le dire ?
Maintenant que la “ligne Maginot” est ouverte et que l’offensive ukrainienne s’essouffle (?) qu’est ce qui empêche une offensive russe qui permettrait (?) de mettre fin à cette guerre ?
A moins que l’objectif soit d’épuiser l’OTAN de hâter l’écroulement de l’OTAN et donc des US dans leur approche hégémonique. Mais il faut être sur que les US n’utilisent pas ce temps d’épuisement des ressources humaines militaires ukrainienne pour se préparer à une nouvelle stratégie offensive pour attaquer la Russie maintenant que celle-ci à dévoilé ses cartes, tout au moins une partie. On peut penser que la recherche au niveau du complexe militaro-industriel russe doit travailler sur de nouveaux projets…