Photo : RIA Novosti/Sergey Guneev
Chacun peut se rendre compte à la lecture de la majorité des médias « occidentaux », de l’effort fait pour persuader les opinions publiques du grand retour de la guerre froide avec, une fois encore, la Russie et la Chine dans le rôle des agresseurs potentiels. Cet exercice de conviction est cependant bien plus difficile à réussir aujourd’hui qu’au temps de l’affrontement Est-Ouest. La conversion des ennemis d’hier au libéralisme, leur ouverture et leur relative intégration au processus de mondialisation, ont eu pour corollaire la multiplicité des sources d’information les concernant. Celles-ci, ouvertes, souvent pertinentes, solidement documentées, permettent au grand public d’appréhender bien mieux la réalité de ces prétendues menaces et de constater via une lecture attentive que, pour l’heure, elles relèvent au mieux du fantasme, au pire du mensonge.
Certes Vladimir Poutine a engagé un processus de reconstruction des armées russes qui s’accélère depuis 2009. Toutefois la résurrection annoncée de la Russie en tant que digne héritière militaire de l’URSS est fausse dans une très large mesure[1],[2]. Quant aux réformes engagées elles sont susceptibles d’être remises en cause[3], même si on ne peut nier l’indéniable remontée en puissance et en gamme d’une partie des forces russes.
La modernisation accélérée des forces armées chinoises, si elle se poursuit au rythme actuel[4] est, elle, de nature à profondément bouleverser l’équilibre des forces dans l’ensemble de la zone Asie-Pacifique à long terme.
Le réarmement accéléré du Japon[5], qui brise les uns après les autres tous les tabous imposés depuis 1945 pour éteindre son militarisme, en atteste. Autorisation d’exporter des armements, hausse d’un budget de la défense longtemps sinistré, programmes ambitieux (avions de combat de 6ème génération ATD-X, porte-aéronefs qui ne disent pas leur nom, dispositifs antimissiles de plus en plus modernes…) : depuis l’arrivée au pouvoir des conservateurs de Shinzo Abe fin 2012, Tokyo est passé du profil bas à une posture qui, quoique défensive, est sans ambiguïté quant à la volonté japonaise de se doter d’une armée high-tech susceptible de dissuader toutes les menaces régionales.
A Taïwan on observe la montée en gamme de l’Armée Populaire de Libération (APL) avec angoisse. Le régime nationaliste prépare ses forces à un conflit bien plus asymétrique que celui qu’il envisageait précédemment, estimant que la supériorité technologique des équipements taïwanais ne sera plus en mesure dans les années à venir de compenser l’écrasante supériorité numérique d’une APL modernisée.[6]
Quant à la récente décision américaine de vendre des armes au régime communiste vietnamien, elle démontre que le containment de la Chine, quarante ans après la chute de Saïgon, l’emporte sur toute autre considération. Les ouvertures américaines vers le régime autoritaire birman s’inscrivent dans la même logique. Enfin le forcing américain en Inde, où Washington espère se substituer à Moscou en tant que partenaire stratégique de référence, ne vise pas seulement à priver la Russie d’un allié et d’un marché, mais surtout à poursuivre l’encerclement de l’hyperpuissance chinoise en gestation.
Au-delà de cette stratégie strictement asiatique des Américains, c’est au demeurant un gigantesque effort d’encerclement de tout l’ensemble eurasiatique[7] constitué par la Russie, la Chine et leurs alliés d’Europe orientale et d’Asie centrale, qui se dessine sous l’égide des Etats-Unis. Au premier cordon sanitaire d’Etats alliés -ou partageant la même crainte de la Chine- que les Américains essayent de tendre de la pointe nord d’Hokkaïdo à la frontière indo-pakistanaise, s’additionne un autre, que la Maison Blanche s’efforce de mettre en place du Cap nord[8] jusqu’à la Caspienne, via les frontières finlandaise[9], baltes, polonaise, la ligne de front du Donbass et les alliés de Transcaucasie (Turquie, Géorgie)[10]. McKinder ressuscité cela n’a rien de bien surprenant. Tous les penseurs de la géopolitique américaine ou presque ont chaussé ses bottes, de Spykman à Brzezinski.
Mais la crainte qui anime les Etats-Unis et leurs alliés asiatiques ou européens est bien moins justifiée qu’aux temps de la brève alliance sino-soviétique.[11]
D’une part, nous l’avons souligné, parce que la Russie n’est plus la grande puissance militaire qu’elle a été.
D’autre part parce qu’il n’existe pas aujourd’hui de réelle communion idéologique entre la Russie et la Chine. Moscou et Pékin rejettent le leadership « occidental » sur la scène internationale, défendent la même vision d’un monde multipolaire dont les acteurs principaux demeureront Nations et Etats, ces derniers conservant la maîtrise de leur économie via le rejet des règles imposées par les « Occidentaux » et les organisations internationales qu’ils contrôlent, FMI, Banque mondiale…C’est le pragmatisme, la volonté de résister aux mêmes pressions, qui amènent Russes et Chinois à se rapprocher et, dans la mesure du possible à collaborer. Ces motivations sont de celles qui amènent à conclure un accord de type Rapallo.[12] Elles ne traduisent pas un sentiment partagé d’appartenir, d’une rive à l’autre de l’Amour, à une même communauté de destin.
Enfin parce que, comme autrefois, les Chinois sont loin d’être les égaux des Russes du point de vue de la technologie militaire. Or ce différentiel qualitatif, qui pouvait partiellement se compenser par la masse dans les années 50 face aux armées « occidentales », est aujourd’hui rédhibitoire. Et la Chine, malgré les centaines de milliards de dollars investis depuis des années dans la recherche comme dans l’espionnage, n’a pas les moyens de réduire seule ce fossé. Il lui faut un allié, susceptible de lui fournir les « briques » technologiques qui lui font défaut. Cet allié, à long terme, ne peut être que la Russie. Mais rien ne dit que celle-ci acceptera de le faire, malgré les multiples évocations du partenariat stratégique sino-russe.
Certes la coopération militaire entre les deux pays a été très intense.
Plus de 85% des importations d’armes chinoises dans les années 90 provenaient de Russie, le marché chinois représentant plus de 50% des exportations d’armes russes sur la période 1992-2004. Près de 300 avions de combat, des ravitailleurs en vol, plus de 300 hélicoptères, des destroyers, une douzaine de sous-marins, des missiles sol-air, mer-mer…la Chine a passé commande sans compter auprès des entreprises de défense russes, qu’elle a sans doute sauvé de la faillite compte tenu du marasme prévalant à l’époque sur le marché domestique de ces dernières. Moscou concluait alors des contrats d’un montant total de près de 3 milliards de dollars certaines années avec Pékin.[13]
Mais la Chine a provoqué une rupture majeure avec ses partenaires russes en ne tenant pas les engagements passés en matière de production sous licence et de propriété intellectuelle. Copiant les Sukhoï-27 et 30, elle a développé, ou tenté de développer, ses propres classes d’appareils, provoquant l’ire de la Russie, craignant l’émergence d’un concurrent à l’export vendant, moins cher, sa technologie. La coopération militaro-industrielle russo-chinoise se poursuit, certes[14], mais elle consiste surtout en fourniture d’équipements à faible valeur ajoutée, en pièces nécessaires au maintien en condition opérationnelle des matériels et en frais de service après-vente. Les ventes d’armes évoquées depuis des années[15] : Sukhoï-35, réacteurs pour avions de combat 117S de NPO Saturn, sous-marins à propulsion anaérobie de la classe 1650 Amour, missiles sol-air S-400…ne se concrétisent jamais.
Bien entendu il peut être tentant de considérer que la Chine peut aujourd’hui se passer de telles acquisitions et de nouveaux transferts de technologie. Pékin, souligne la presse « occidentale » dispose désormais d’un porte-avions, le Liaoning, développe des avions de combat de cinquième génération (5G), les J-20 et J-31, a envoyé son premier homme dans l’espace en 2003, se prépare à expédier un Taïkonaute vers la Lune en 2020 et à bâtir sa propre station spatiale.
Mais cette vision enthousiaste fait fi de quelques faits incontestables.
Le Liaoning, porte-aéronefs dénué par ailleurs d’aviation embarquée opérationnelle[16], n’est qu’un vieux navire soviétique modernisé, issu d’une classe conçue au tournant des années 70 et 80, déjà surclassée à l’époque par les porte-avions américains. Il est sans doute magnifique de voir décoller le premier vol habité chinois. Mais la technologie employée est celle, à peine modifiée, qui a permis aux Soviétiques de mettre Youri Gagarine en orbite en 1961, quarante-deux ans plus tôt. Enfin les J-20 et J-31, rappelons-le, ne sont que des démonstrateurs qui n’ont pas vocation à entrer en service avant, au mieux, 2025[17].
La Chine est loin, très loin encore, de pouvoir développer seule un avion de combat de cinquième génération ou même un appareil équivalent à un bon appareil occidental de quatrième génération. La coopération avec la Russie a permis à l’APL de réaliser un bond technologique d’un quart de siècle, la propulsant du stade des années 60 à celui des années 90. Mais elle en reste là.
Alors que l’Inde a eu de solides exigences vis-à-vis des Russes, réclamant sans cesse le meilleur de la technologie[18]existante, la Chine a acheté les modèles de base du Sukhoï-27 et du Sukhoï-30[19], tandis que les ravitailleurs Il-78 acquis en nombre restreint, sont déjà de vieux appareils. Il en va de même pour les moteurs, réacteurs ou turbopropulseurs : AL-31FN Saliout (sur Su-27), RD-93 Klimov (J-17), D-30KP2 Aviadvigatel (Il-76, 78 et Y-20) sont des engins russes performants et rustiques, adaptés aux besoins chinois, mais de génération ancienne…La Chine est incapable aujourd’hui de produire seule et en série un moteur aéronautique moderne. Il a fallu dix ans, entre 2000 et 2010, pour qu’elle parvienne à copier le RD-93 Klimov (rebaptisé Guizhou WS-13) et à l’utiliser en vol. Or le RD-93 est une variante d’un réacteur conçu en Union soviétique au début des années 70…
Il suffit donc, théoriquement, de ne pas pousser davantage la Russie dans les bras de la Chine, comme Européens et Américains s’acharnent à le faire depuis une demi-douzaine d’années, pour que celle-ci demeure une puissance militaire incapable de rattraper son décalage technologique sur de nombreux segments[20]. Une telle perspective implique de donner au Kremlin de très solides raisons (assurances en Ukraine, levée des sanctions, reprise des échanges avec l’Europe sur une base plus égalitaire et apaisée…) de ne pas développer plus avant le volet militaro-industriel de son partenariat avec Pékin.
Ce n’est sans doute pas l’hypothèse la plus vraisemblable à l’heure où nous écrivons ces lignes et, sans doute, pour les deux-trois années à venir, les néo-conservateurs et euratlantistes partisans du bras de fer, l’emportant à Washington et à Bruxelles.
Elle doit cependant être étudiée et sa possibilité, ménagée.
Parce que l’Europe a autant intérêt que la Russie à ne pas voir émerger une superpuissance chinoise susceptible de donner seule la riposte à son homologue américaine. Même si un tel cas de figure serait de nature, enfin, à pousser tous les Européens à s’unir pour faire entendre leur voix.
François Le Damascène
[1] A l’exception de la triade stratégique russe (composantes terrestres, aériennes et navales de l’instrument de dissuasion nucléaire) que le Kremlin modernise avec constance afin de le maintenir au seuil de crédibilité nécessaire.
[2] Une lecture attentive des sources ouvertes permet de constater le gap existant entre la volonté de modernisation des forces armées russes et le rythme effectif de cette dernière.
[3] Voir « La Russie a-t-elle toujours les moyens de financer la modernisation de son armée ? », La Tribune, 7 octobre 2014.
http://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/20141007trib70afde84a/la-russie-a-t-elle-toujours-les-moyens-de-financer-la-modernisation-de-son-armee.html
[4] Et avec une reprise des transferts technologiques russes.
[5] « Le Japon se réarme face à la menace chinoise », IRIS, 16 janvier 2013.
http://www.affaires-strategiques.info/spip.php?article7597
[6] « Taïwan repense sa défense face à la Chine », Patrick Saint-Paul, Le Figaro, 30 septembre 2014. http://www.lefigaro.fr/international/2014/09/30/01003-20140930ARTFIG00117-taiwan-repense-sa-defense-face-a-la-chine.php
[7] Le terme se veut strictement géographique dans la bouche de l’auteur, celui-ci considérant que la doctrine « Eurasienne » ou « Eurasiatique » relève du fantasme compte tenu des intérêts divergents de la Chine et de la Russie, mais aussi du caractère indéniablement européen de cette dernière.
[8] Rappelons que le nouveau Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, est norvégien et que les puissances nordiques se caractérisent traditionnellement par leur suivisme vis-à-vis de la diplomatie américaine et/ou par leur méfiance vis-à-vis de la Russie.
[9] La Finlande et la Suède se rapprochent sans cesse un peu plus de l’OTAN. Voir notamment « Russia’s role in Ukraine pushes Finland, Sweden closer to NATO », Finland Times, 18 mai 2014.
http://www.finlandtimes.fi/national/2014/05/18/6949/Russia%E2%80%99s-role-in-Ukraine-pushes-Finland,-Sweden-closer-to-NATO:-Haglund
[10] La « normalisation » de l’Iran, c’est-à-dire son intégration dans la sphère d’influence occidentale, permettrait de boucler le dispositif en assurant la jonction des deux cordons, littoral pakistanais mis à part.
[11] Pour mémoire 1949-1960 seulement.
[12] Conclu en 1922 entre la République de Weimar et l’Union Soviétique, le traité de Rapallo visait pour les deux puissances à briser l’isolement dans lequel les vainqueurs de la première guerre mondiale tentaient de leur imposer alors même que Berlin et Moscou entretenaient les plus vives méfiances l’une envers l’autre.
[13] Pour ces chiffres et la coopération russo-chinoise en matière d’armement on consultera avec profit les différentes éditions de la revue Moscow Defence Brief.
[14]Plus de deux milliards de dollars de contrats chinois en 2011 et 2012
[15] Il est vrai qu’en la matière les Russes n’ont rien à envier aux Occidentaux et que les sources citées par les presses russe et chinoise, annonçant de façon récurrente la conclusion de ces contrats, sont les entreprises du complexe militaro-industriel russe, la holding d’Etat en charge des exportations Rosoboronexport, ou encore les services du ministère de l’industrie russes, toutes entités utilisant les médias afin de faire pression sur leurs autorités politiques.
[16] Quant au J-15, l’avion de combat prévu pour servir à bord, il ne s’agit que d’une version sinisée du Sukhoï-33 soviétique, appareil ayant effectué son premier vol en 1987.
[17] Le J-20 a fait son premier vol en 2011, or à ce jour tous les avions de combat dits de cinquième génération en service ou en cours de développement (F-22, F-35, T-50), ont nécessité une période de 14 ans de développement entre la notification du contrat à l’industriel sélectionné et leur entrée en service effective ou programmée.
Par ailleurs développer un avion 5G ne se limite pas à développer une plateforme high-tech furtive, apte à la supercroisière, hypermanoeuvrante, opérant en fusion de données et disposant d’un radar AESA. Il faut aussi l’intégrer, avec ses armements conçus spécifiquement pour un emport en soute, dans un système de systèmes d’armes au sein duquel l’appareil devra interagir avec les autres types d’avions de combat, les AWACS, les postes de commandement au sol, les données transmises par satellite…Pour rappel le F-22 américain, compte tenu du saut technologique effectué pour lui permettre d’opérer en fusion de données, rencontre des difficultés de communication avec les appareils américains de génération précédente.
[18] Exigence qui a poussé la Russie à équiper les chars d’assaut T-90 et les avions de combat Sukhoï et Mig vendus à l’Inde de composants d’électronique de défense français acquis notamment auprès de Sagem DS et de Thales.
[19]Ainsi le Su-30 MKI indien est très supérieur technologiquement au Su-30MKK chinois.
[20] Ce qui n’exclut pas, par ailleurs, que les ingénieurs chinois ne soient pas capables de développer par eux-mêmes d’autres types de matériels ambitieux : le vol, apparemment réussi en janvier2014, d’un planeur hypersonique, le Wu-14, qui aurait atteint mach 10, semble en attester.
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