Nous sortons cette fois des habituelles analyses géopolitiques, pour vous faire découvrir le pays de Dostoïevski sous un autre angle, à travers un “paysage sonore”:
Terre à la géographie extrême et à l’histoire tourmentée. Vieil empire, plusieurs fois effondré. A chaque fois relevé. Un inédit dans l’histoire mondiale. La Russie ne se résigne pas à une certaine mise en ordre du monde. Avec les importantes réserves en hydrocarbures qui dormiraient sous le soleil de minuit arctique, elle dispose d’une carte maîtresse pour tracer sa propre voie. Tel le phoenix, la Russie semble aujourd’hui renaître de ses cendres gelées…
« Russie, le sacre du Phoenix ? » composera ainsi un paysage sonore naviguant entre l’effondrement et le relèvement, espérance et désenchantement pour questionner cette singulière endurance russe. Une approche sensible procédant par collage et résonance afin de donner à entendre ce que Jorge Semprun appelait : « L’effarant réel russe ».
L’auteur
Je dois à la Russie d’être ce que je suis. Toutes mes forces sont là bas. Là où se livre le combat final entre Dieu et le Diable »
Raspoutine
Auteur-journaliste et réalisatrice, je me sers de ma plume, de ma caméra mais surtout de mon micro pour partir à la rencontre d’horizons géographiques et humains qui ouvrent sur les portes du rêve, de la poésie mais aussi de la réflexion et de l’analyse sur les enjeux qui les traversent… Passionnée par les régions polaires et la géopolitique, je leur ai consacré de nombreux articles (Grands Reportages, Le Monde Diplomatique, VSD…) mais aussi un court-métrage sur son voyage en Antarctique « Par-delà les banquises » (13′), réalisé grace au soutien de la Fondation Polaire Internationale et de la SCAM.
De ce voyage, j’ai également ramené des sons et réalisé une pièce sonore « Vers la forteresse blanche » (40′), pour l’emission « Ouïe Dire » de Pascale Tison sur la Premiere, en 2011. « Vers la forteresse blanche » et « Good Morning Fukushima » ont également été diffusés sur Radio Campus Bruxelles en février 2019. D’un voyage dans le Grand Nord russe, l’hiver 2018, j’ai réalisé un reportage radio pour l’emission « Transversales » (22′) d’Olivier Nederlandt sur La Premiere, ainsi qu’un long article (10 pages) sur la Russie, et notamment l’Arctique, pour le magazine belge de grands reportages « 24h01 ».
Un peu hors champs, la crise du coronavirus m’a pourtant presque contrainte à réagir. Face à la cacophonie ambiante, finalement muette, les lumineuses retrouvailles avec les pensées de Jean Baudrillard et Paul Virilio ont inspiré l’elan pour ce projet de création sonore et visuelle. « Bunker Paradise » ne figurait pas vraiment dans mon agenda. Mais l’envie de donner à entendre ces belles altitudes et de faire réfléchir sur ce néo-monde l’ont emporté (provisoirement) sur les blancheurs boréales. Ce projet a obtenu le soutien du Fonds d’Aide à la Création Radiophonique (FACR 2021). Pour aller plus loin sur mon travail, voici mon site…
Dominique KOPP
Note d’intention
Il n’est de peine que la neige ne puisse apaiser »
Boris Pasternak
Ni asiatique, ni occidentale, la Russie occupe une place à part sur la carte du monde. Rien qu’au niveau géographique, elle couvre 170° de longitude. Pratiquement la moitié du globe. Un pays-continent en quelque sorte. Une immensité dont la majeure partie se situe au-dessus du 50ème parallèle Nord. L’implantation des communautés humaines et l’édification des villes furent ainsi autant de défis lancés aux forces naturelles, et les réalités russes ne peuvent s’envisager sans ces conditions géographiques extrêmes.
Mais l’histoire de la Russie est, elle aussi, tout a fait singulière. Comme le souligne Robert Kaplan, dans son remarquable essai géopolitique « La Revanche de la géographie », la Russie, contrairement aux autres empires qui déclinent après leur apogée, s’est étendue, effondrée et relevée à diverses reprises. L’empire en train de se reconstituer serait le cinquième. Un inédit. Sans équivalent dans l’histoire du monde. C’est cette singularité qui compose le cœur même de ce projet qui, entremêlant le réel et le fictionnel, notamment avec des extraits de la littérature, de la poésie ou du cinéma russe, tente d’éclairer cette étonnante endurance russe.
Pour Robert Kaplan, l’alliage d’une géographie hostile, assortie d’une histoire tourmentée aurait forgé l’âme endurante des russes, leur permettant a chaque fois de se relever. Il souligne également que, depuis sa naissance, la nation russe fut toujours en guerre, d’une manière ou d’une autre. Mais la Russie, c’est aussi une terre d’utopie, qui crut un jour, avec le communisme, incarner l’avenir du monde et le rêve d’un paradis sur terre. Un rêve d’universalité qui tourna au cauchemar impérial…
Semblant ne pas se résoudre a l’Occidentalité, la Russie tente aujourd’hui d’ouvrir sa propre voie. Peut-être est-elle d’ailleurs en train d’y parvenir. Malgré les sanctions économiques et les fluctuations des cours des hydrocarbures, la croissance revient et les nombreuses alliances qu’elle noue, notamment en Asie et au Moyen-Orient, renforcent ses positions sur la scène internationale. Résistant a l’ordre mondial, ce pays suscite nombre de fantasmes et d’analyses qui tournent rarement à son avantage. La méconnaissance et l’incompréhension mutuelle n’y sont sans doute pas étrangers…
L’immensité, le froid, la guerre, l’oppression, l’endurance, le rêve, la flamboyance mais également une forte spiritualité apparaissent ainsi comme autant de marqueurs profonds de l’identité russe qui paraît s’être construite sur cette dialectique implacable de l’effondrement et du relèvement. Une histoire tourmentée alliée à une géographie de démesure, avec une constante terrible : un pouvoir qui fut de tout temps oppressant et autoritaire. Mikhail Gorbatchev offrit au peuple russe une parenthèse et un souffle inédit. Il mena le pays sur la voie de la démocratie et de l’économie de marché. Sa tentative provoqua sa chute et celle de l’Empire Soviétique en 1991, entraînant le pays dans le chaos et la violence. Vladimir Poutine, arrivé au pouvoir en 2000, reprit fermement les rênes d’un pays totalement à la dérive. Avec lui, la Russie a trouvé son nouvel homme fort mais aussi la voie du relèvement et du rayonnement international. Décrié en Occident, le président russe jouit pourtant d’une importante cote de popularité dans son pays. Riche en hydrocarbures et métaux précieux, la Russie s’appuie sur ses importantes ressources naturelles pour soutenir l’économie intérieure et peser sur l’échiquier mondial. Avec le réchauffement climatique, de nouvelles ressources deviennent exploitables dans l’Arctique, essentiellement sous souveraineté russe. Vladimir Poutine, a d’ailleurs annoncé des investissements conséquents pour cette région, qu’il considère comme l’un des piliers essentiels de la croissance du pays. C’est pourquoi l’Arctique jouera un rôle de premier plan dans l’avenir du pays, et donc dans ce projet, participant ainsi de la recomposition de ce nouvel empire et de son relèvement.
Ce projet « Russie, le sacre du Phoenix ?» (59′), s’envisage ainsi comme un paysage sonore questionnant par touche historique, politique, poétique, musicale et géographique la dimension impériale de ce pays de démesure, naviguant à vue entre la chute et le relèvement. Mais plutôt que des réponses, des indices… Est-ce l’endurance ? La spiritualité ? L’éternelle enfance ? L’habitude de l’oppression ? Les immensités blanches ? Ou alors, qui sait ? Peut-être un subtil alliage de tout cela ? Nulle volonté ici d’incarcérer l’infini ou de résoudre l’énigme. Mais le désir d’embarquer l’auditeur dans un voyage insolite au cœur d’un vertige provoqué par ces résonances contradictoires. Il pourra ainsi mieux saisir une altérité, une singularité et peut-être quelques fragments d’une vérité russe qui se dérobe à l’analyse et à l’expertise mais se révèle davantage dans les récits, la musique et le cinéma, la poésie russe mais aussi les témoignages des russes eux-mêmes.
De mes deux voyages en Russie, mais aussi de mes découvertes des œuvres russes ou encore de mes rencontres, m’est venu le désir de réaliser un sujet sur ce pays qui demeure encore assez méconnu et à propos duquel les avis sont plutôt tranchés. C’est pourquoi, il me semble intéressant, de livrer à l’écoute des éléments issus du réel ou d’oeuvres russes, pour permettre à l’auditeur de disposer, au-delà d’un traitement médiatique rarement favorable, d’une approche sensible lui permettant de découvrir des dimensions souvent inexplorées de ce pays immense et complexe. L’usage de la langue russe, dans certains extraits (phrases clés et extraits de poèmes), participe aussi de cette meilleure connaissance, à travers la musicalité de la langue induisant comme une résonance, plutôt que la dissonance d’usage…
Les dimensions politiques et économiques seront également présentes. Elles participent de ce réel. Par ailleurs, la Belgique accueille le siège et le Haut Commandement de l’Otan. Une organisation, créée des les débuts de la Guerre Froide, visant à lutter contre la menace soviétique. De cette époque, un certain nombre de réflexes semblent avoir perduré, alors qu’il serait sans doute intéressant de nuancer quelque peu le tableau pour s’ouvrir à une culture, à la fois lointaine et proche, d’un pays redevenu incontournable sur l’échiquier mondial. Alors plutôt que d’interminables débats idéologiques, ce collage sonore s’attachera ainsi à offrir un éclairage nuancé de ce réel. Mais, s’agissant d’un empire, difficile de faire l’impasse sur la dimension géopolitique, sans laquelle aucun empire ne peut naître et encore moins renaître. L’Arctique concentre d’ailleurs bien ces deux dimensions : une géographie extrême au service d’une politique économique et de nouvelles alliances internationales. L’immensité de ce territoire, la dimension épique de sa conquête et la démesure russe offrent une résonance singulière entre politique et poétique, qu’il serait dommage de ne pas sonder ici. La géographie blanche et infinie de l’Arctique invite au voyage onirique, en même temps qu’elle est porteuse de promesses de richesses. C’est cette voie là, dans les parages d’une géo-poétique, qui sera explorée ici. A l’image des récits antiques, dans lesquels les affaires de la Cité et la poésie se conjuguaient, jusqu’à se confondre parfois…
Par l’entrecroisement de différents niveaux de perception : le réel, la fiction et la combinaison des deux, nous jouerons sur la rencontre du réel en prise avec son double artistique. L’association des deux, produisant une nouvelle image sonore. Ce procédé nous intéresse en ce qu’il privilégie le sensible au rationnel. Choisir une autre voie nous semblerait quelque peu hors de propos, tant la Russie semble se dérober à toute tentative de rationalité. Colin Thubron, grand écrivain voyageur qui passa beaucoup de temps en Russie s’interrogeait d’ailleurs sur ses difficultés à réellement la définir ; « Pourquoi cette nation me paraissait-elle plus étrange et plus ambiguë que d’autres ? Pourquoi aucune expression humaine n’était-elle capable de la symboliser ? ».
En filigrane, à ces objets sonores, la musique électroacoustique renforcera la dialectique réel-fiction en produisant un flou narratif ou une énigme sonore destinés à éveiller l’imaginaire. Par exemple dans la séquence « Renaissance de l’Empire», il est prévu d’associer aux sons des sirènes de bateaux, un son électroacoustique correspondant. Cette illusion sonore ouvre le champ de la perception, suggérant davantage qu’une simple sirène, la dimension d’outre-monde de l’Arctique.
La trame narrative du sujet sera plutôt linéaire, puisqu’elle suivra ce cycle de naissance et de chute d’un empire. Au montage, cependant, seront parfois juxtaposées ou légèrement décalées deux, voire trois séquences sonores, figurant ainsi une certaine simultanéité des évènements ou des émotions. Une ambivalence des temps et des ressentis, produisant comme un écho amplifié du réel, le densifiant, tout en soulignant sa complexité. C’est donc le procédé narratif par association qui sera privilégié. L’idée étant de suggérer par collage, plutôt que d’expliciter par des commentaires. Par exemple, nous prévoyons une séquence de chants orthodoxes précédant une intervention de Vladimir Poutine suivie par des manœuvres militaires. Seront ainsi exprimés, deux piliers essentiels, sur lesquels s’appuie actuellement le pouvoir russe : l’Eglise orthodoxe et la force armée.
Ce projet vise ainsi a créer un espace de libre association dans lequel les particules sonores, les mots, se rencontrent, fusionnent, suivent leurs propres trajectoires mais gravitent autour de deux noyaux centraux : l’effondrement et le relèvement, chacun matérialisés par des extraits d’oeuvres, des tonalités musicales particulières, des sons, ou encore les témoignages des russes eux-mêmes. Une traversée sensible et poétique pour donner à entendre cet « effarant réel russe », comme l’écrivait Jorge Semprun. Celui de la Russie, d’hier, d’aujourd’hui et de demain saisi dans ses élans comme dans ses égarements… L’intention du projet est d’esquisser par touches, un paysage sonore composé des fragments d’un réel de démesure, traversé par l’ambivalence, la vie, la mort, la beauté, l’horreur, la blancheur et les ténèbres, poussés jusque dans leurs ultimes retranchements. Des retranchements, dans lesquels se nichent peut-être quelques secrets de cette si étonnante endurance russe. Cette douloureuse fraternité des sommets et des abîmes…
«Russie, le sacre du phoenix ? » compose ainsi une navigation dérivante entre ces extrêmes pour tenter d’explorer le sillage d’un voyage retour des enfers, mais relevant inlassablement l’ancre, pourvu que quelque inaccessible étoile brille encore du feu sacré des rêves ou d’une impériale splendeur…
Traitement
« Russie, le sacre du phoenix ? » d’une durée de 59′, s’envisage comme un puzzle dont les pieces, plutôt que de s’assembler, entreront en résonance pour révéler un paysage sonore mouvant traversé par un mouvement de balancier : l’effondrement et le relèvement. En toile de fond : un triptyque impérial : Naissance de l’Empire Soviétique, sa chute en 1991, et la renaissance d’un nouvel empire avec l’arrivée de Vladimir Poutine.
L’illustration sonore de ces composantes se déclinera comme suit :
- L’effondrement : La Grande Guerre Patriotique (1939-1945) comme l’appellent les russes, la révolution bolchévique, le cauchemar stalinien, les goulags, chute de l’Empire soviétique, Tchernobyl, l’arrivée du capitalisme, les ravages économiques et l’errance identitaire.
- Le relèvement : l’endurance, la foi religieuse, « l’éternelle enfance » qu’évoquait la poétesse russe Anna Akhmatova, la poésie, la neige, la victoire sur le nazisme, l’espérance avec Gorbatchev, l’industrialisation du pays, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, la croissance économique matérialisée par les perspectives d’exploitation des hydrocarbures en Arctique.
En transverse a ces deux composantes, des extraits d’oeuvres russes : poésie, musique, cinéma et littérature seront présents. Comme un jeu de miroir entre réel et fiction dont les reflets porteront plus loin que le simple commentaire. C’est même une sorte de dialogue qui s’établira entre la dimension réelle et fictionnelle dans la mesure où les éléments de réel, donc historiques, géographiques, politiques, susciteront le questionnement sur cette identité russe, à laquelle des éléments de réponses seront apportées par les phrases clés, issus d’oeuvres artistiques, qui seront répétées en transverse à l’ensemble du projet. Comme un écho se heurtant aux parois du réel mais offrant comme une prise d’accroche pour son déchiffrage. Peut-être, et c’est l’hypothèse qui est suivie ici, que la fulgurance poétique compose un raccourci lumineux pour mener plus loin dans l’appréhension du réel.
La matière sonore sera ainsi composée des sons bruts enregistrés sur place, de musique, de courts extraits de poèmes, de textes, de films, d’archives, d’extraits d’actualités et de spots publicitaires des compagnies pétrolières et gazières. Parmi les extraits de texte, « La fin de l’Homme Rouge » de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature en 2015, tiendra une place importante. Elle y questionne l’identité de cet « L’Homo Sovieticus », créé de toute pièce par une révolution sanglante et un système politique ultra-autoritaire. Dans ce livre, elle offre un espace de libre parole a ceux qu’elle rencontre, laissant se dérouler leurs témoignages, plutôt que de procéder à une interview classique. Cette approche m’a paru intéressante dans la mesure où il me semble plus pertinent de laisser les russes raconter eux-mêmes leur histoire. Cet éclairage de l’intérieur me paraît s’adosser davantage au réel. Des extraits tirés du discours du Grand Inquisiteur dans « Les Frères Karamazov » de Dostoïevski sont également prévus. Ils offrent une résonance singulière, voire prémonitoire, du stalinisme a venir, mais également de la chute de l’Empire Soviétique, lorsque Gorbatchev, trop confiant, ouvrit grand les vannes de la liberté.
A chacune des parties de ce triptyque sera, comme indiqué plus haut, associée une ou deux « phrases clés », comme par exemple :
- « Il n’est de peine que la neige ne puisse apaiser » (Boris Pasternak)
- « Le don de l’éternelle enfance » (Anna Akhmatova)
- « L’effarant réel russe » (Jorge Semprun)
- « La Russie endure, souffre mais toujours elle se relève » (Andrei Tarkovski in Andrei Roublev)
Découvrir tous les enregistrements sonores de l’auteur sur Soundcloud…
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