Dans la nuit du 23 au 24 juin 2023, des évènements extraordinaires se sont déroulés en Russie, qui se sont relativement heureusement terminé le 24 vers 19h00, heure de Moscou. A ce jour, et plus que probablement définitivement, il paraitrait présomptueux de proposer un décryptage de ces évènements. En revanche, le rappel des informations factuelles disponibles présente un intérêt ; il est également possible de dresser certains constats.
Les faits
Le chef de la PMC[1] Wagner, Evgueni Prigojine était notoirement en désaccord avec le haut commandement de l’armée russe, émettant des critiques acerbes contre le ministre de la Défense Sergei Shoigu[2], ou le chef d’état-major Valery Guerassimov. Il reconnaissait en revanche la valeur du général Surovikine. Ces déclarations contestaient la compétence militaire des deux susnommés (Prigojine n’est pas militaire de formation), dévalorisait les performances de l’armée régulière autour de Artyemovsk/Bakhmut et se plaignait d’une rupture d’approvisionnement de ses forces, menaçant de se retirer pour le 10 mai 2023, avant que la ville ne tombe finalement le 20. Il n’était pas clair si ces affrontements verbaux traduisaient une véritable rivalité (certains prêtant à Prigojine des velléités politiques), ou bien ressortaient de la guerre informationnelle, sous forme de gesticulations médiatiques afin d’amplifier « le brouillard de la guerre ».
- La loi fédérale mit un terme à la politique de recrutement de prisonniers pour intégrer le groupe Wagner, qui prit fin après six mois le 9 février 2023.
- Le 5 juin 2023, le canal Telegram d’Evgueni Prigojine montrait l’interrogatoire d’un officier, visiblement capturé par Wagner. Roman Venevitin, Lieutenant-colonel de la 72ème brigade[3], y reconnaissait avoir fait tirer sur les troupes de Wagner par animosité personnelle et en étant alcoolisé.
- Le 11 juin 2023, un décret du ministère de la défense fédéral imposait que toutes les formations militaires de volontaires[4] soient désormais sous la tutelle du ministère, dont elles reçoivent matériel lourd et approvisionnement. E. Prigojine avait déclaré qu’il ne se plierait pas à cette injonction, précisant « Le groupe paramilitaire Wagner s’intègre organiquement dans le système global, il coordonne ses actions avec les généraux de droite, de gauche, avec les commandants d’unité, il possède l’expérience la plus profonde et constitue une structure très efficace. Malheureusement, la plupart des unités militaires n’ont pas une telle efficacité, précisément parce que Shoïgu ne peut pas gérer les formations militaires normalement » ; des pourparlers avaient été entrepris, avant la date butoir du 1er juillet 2023 fixée pour la signature obligatoire d’un contrat avec l’armée ; mais selon le chef de Wagner, l’état-major a refusé d’entendre les demandes du chef de la SMP et notamment de le rencontrer à Rostov.
- Le 15 juin, le président Poutine avait soutenu son ministre, et avait été obéi par Ramzan Kadyrov qui a signé le fameux contrat pour Akhmat, mais n’a pas soumis le chef de Wagner.
Prigojine a émis des communiqués sur les chaines du groupe Wagner, de plus en plus hostiles à l’état-major. Evoquant l’incompétence qui a fait tuer des milliers de jeunes Russes, puis une guerre menée pour le bénéfice d’oligarques et le maréchalat de Shoigu, il a fini par mettre en cause les prémisses de l’opération spéciale, son déroulement, ses objectifs avérés et même les buts de guerre définis, ce qui était une première forme de critique du président russe.
- Le 23 juin 2023[5], il accuse l’armée régulière d’avoir sciemment bombardé une base arrière de son groupe. Diffusant un message sur fond de cadavres présentés comme ceux de ses hommes, le chef de Wagner a fait la proclamation suivante :
« Le conseil des commandants de la SMP Wagner a pris une décision. Le mal que porte la direction militaire du pays doit être arrêté. Ils négligent la vie des soldats. Ils ont oublié le mot justice et nous le ramènerons. Par conséquent, ceux qui ont détruit nos gars aujourd’hui et détruit des dizaines, des dizaines de milliers de vies de soldats russes seront punis. Je demande que personne ne résiste. Quiconque tentera d’opposer cette résistance nous le considérerons comme une menace et le détruirons immédiatement, y compris tous les barrages routiers qui se dressent sur notre chemin, tout avion que nous verrons au- dessus de nos têtes. Après avoir terminé ce que nous avons commencé, nous retournerons au front pour défendre notre patrie. Le gouvernement présidentiel, le gouvernement, le ministère de l’Intérieur, la Garde russe et d’autres structures continueront à travailler de la manière habituelle. Nous nous occuperons de ceux qui détruisent les soldats russes et retourneront au front. La justice dans les troupes sera rétablie et après cela la justice dans toute la Russie. » Les chaines du groupe ont ensuite diffusé « Tous les patriotes de Russie, les vrais patriotes du pays qui connaissent l’histoire et non les partisans d’un gouvernement faible qui a trahi les intérêts de l’Etat, descendez dans la rue, nous trouverons des armes. Cette nuit nous résoudrons la question des traitres et des criminels qui ont déshonoré la Russie. » La chaine publique russe a contesté l’authenticité de la vidéo, présentée comme un montage, et le ministère de la Défense a publié plusieurs messages récusant cette accusation.
- En réponse à la volonté déclarée de se faire justice et d’aller capturer le ministre Shoigu, accusé d’avoir personnellement supervisé la frappe à partir du PC de Rostov, avant de repartir à Moscou, le procureur général de la Fédération de Russie a chargé le département des enquêtes du FSB d’exécuter un mandat de justice pris sur la base de l’article 279 du Code pénal russe, sur le fait d’organiser une rébellion armée, crime passible de 12 à 20 ans d’emprisonnement. Il n’est pas indifférent que le Parquet n’ait pas visé l’article 275 du même Code qui réprime la trahison, ce qui a été peu relevé et a permis une certaine mansuétude présidentielle[6]. Dans le même temps des unités de la Garde russe, SOBR et OMON avec des blindés BTR 80 ont pris position autour du Kremlin et à Rostov sur le Don, ville où est situé le camp principal de Wagner. L’autoroute M4 « Don » vers Moscou a été bloquée. Des poids lourds chargés de sable ont été disposé comme barricades sur cet axe routier.
- Le 24 à 01h16, Prigojine annonce entrer dans Rostov sur le Don, à la fois une ville notoirement sous influence criminelle, le centre d’entrainement principal de la SMP Wagner et un PC de commandement Sud gérant le front ukrainien. La ville est sous contrôle de Wagner à 05h00 les unités Rosgvardia positionnées dans la nuit et les militaires réguliers n’opposant pas de résistance armée.
- Vers 06h00, Wagner annonce avoir le contrôle de Rostov (déclaré total à 07h30), incluant le bâtiment du quartier général et l’aéroport, et progresser vers Voronej. Prigojine déclare que si Guerassimov ne vient pas à Rostov, Wagner ira à Moscou. Il semble avoir eu des entretiens avec le général Alexeiev (chef adjoint de l’état-major général) et Yevkurov, vice- ministre de la Défense de la Fédération de Russie. Les aéronefs abattus par Wagner sont évoqués par Prigojine qui menace de détruire tout attaquant.
- Le 24 à 09h00, le président Poutine prononce une allocution à la Nation. Il expose la lutte acharnée pour la survie de la Russie face à toute la machine militaire et d’information de l’Occident, déplore un coup dans le dos des troupes qui mènent la guerre, tout conflit interne et toute scission devant être évités pendant l’opération spéciale. Il évoque le spectre de 1917, lorsque les Russes affrontaient les Russes. Il distingue les combattants de Wagner qui ont apporté héroïquement la victoire à Soledar et à Bakhmut, et sont trahis par une sédition pour des intérêts personnels. Ils dénoncent ceux qui ont trahis la Russie et annonce qu’ils seront punis avec toute la rigueur requise, au moyen des armées et d’autres forces[7]. En tant que Président, Chef suprême des armées, et citoyen de la Russie, il exhorte les combattants égarés à revenir sur le droit chemin et se dit convaincu que la Russie se relèvera plus unie et plus forte après la crise. Il ne nomme toutefois jamais Prigojine.
- Vers 10h30, il est rendu public que le président russe a informé le président biélorusse Lukachenko
- Vers 11h00, Kadyrov annonce que ses forces se dirigent vers Rostov et sont prêtes à affronter les rebelles
- A 12h00, le patriarche Kyrill annonce son soutien au président et ses prières pour la paix.
- A 12h00, le président de la Douma russe Vlasheslav Volodin déclare le soutien du parlement au président. Dmitri Medvedev fustige également les séditieux et soutient le président et le gouvernement russes.
- Vers 12h55, les éléments avancés de Wagner étaient annoncés à Lipetsk (à mi-chemin de Moscou), après quinze heures de marche sans résistance apparente autres que des survols aériens.
- Vers 19h30, parvenu à 200 Km de la capitale, E. Prigojine diffuse un message dans lequel il affirme que « […] Nous avons fait une marche de la justice […] maintenant que le sang peut couler (pour éviter l’effusion de sang russe) nous retournons nos colonnes et rentrons aux camps. » Cela est confirmé par la Présidence de la République biélorusse qui, dans un communiqué, précise qu’après s’être entretenu avec le président Poutine, le président Lukatchenko a eu des échanges avec E.Prigojine, permettant un accord
Dans la nuit, les images du départ de Rostov de Prigojine et de fidèles vers Minsk, et du retour des blindés Wagner et des troupes vers leurs bases sont diffusées.
Les constats
Estimation de l’opposition Wagner, nature, volume, attitude :
Le coup de force concernait potentiellement 50 000[8] « musiciens » dans toute la Russie, mais la fourchette estimative varie de 10 000 à 4000 hommes, la plupart prélevés sur les troupes stationnées en RPL et probablement une partie au camp d’entrainement Wagner à Rostov. Quatre colonnes auraient été déployées, la première est entré dans la région de Voronej le 24 à 00h00 avec neuf chars T72B3, un LRM Grad et un obusier des dizaines de camions et des centaines de VL[9]. Cette colonne a forcé les barrages de camions remplis de sable sur l’autoroute M4. Cinq heures plus tard, une deuxième colonne de 375 véhicules est entrée et s’est dirigée vers l’aéroport militaire de Buturlinovka. A 07h00, la troisième colonne serait entrée dans la région de Voronej avec cent véhicules, dont trois chars des unités de DCA des bus et des véhicules de personnels, en remontant la M4. Enfin, à 09h00 une dernière colonne de 212 véhicules aurait également traversé la limite administrative de la région. Analyse : Faire rouler 1000 km à des chars de bataille implique une logistique importante, car la distance impose un ravitaillement complet en carburant et le maintien en condition des trains de roulement. Des porte-chars ont été vus à Rostov, mais les blindés dans cette configuration sont vulnérables et inaptes au combat. Les troupes Wagner étaient donc portées sur des véhicules à roues, adaptés à une progression rapide avec un faible soutien blindé. L’échelonnement en colonnes successives permettait d’éviter la vulnérabilité d’une ligne unique, susceptible d’être arrêtée et de constituer une cible regroupée. Ce dispositif permettait également d’appuyer l’effort principal en tête, de déborder le cas échéant, et de créer l’incertitude sur les objectifs de déploiement.
Si Evgeni Prigojine n’a pas reçu de formation militaire, son adjoint Outkine est un officier professionnel[10]. Les forces étaient faiblement pourvue en artillerie, ce qui est logique, la perspective de combats en ville excédant le « storming », des installations stratégiques étant impossibles à tenir dans cette configuration. En revanche, le parapluie anti-aérien s’est avéré efficace. La seule chance de succès de ce « coup » résidait dans la passivité ou la complicité des opposants éventuels, laquelle pouvait être obtenue par un effet de sidération, l’effondrement de la structure étatique et un effet de « tache d’huile » associant toutes les forces hostiles au pouvoir au fur et à mesure de l’avance. D’un côté comme de l’autre la prudence restait de mise, car faire couler le sang russe risquait de déclencher une réaction non maitrisable. Toute résistance durant plus longtemps qu’un ou deux jours aurait aussi mis en péril le plan, les moyens engagés ne permettant ni la durée ni l’appréhension d’objectifs multiples sans renforts impliquant une explosion de la Fédération qu’aucun des camps ne souhaitait. Dans cette opération l’aspect militaire était évidemment secondaire, un simple instrument de levier sur des décisions d’ordre politiques ; la résolution fut d’ailleurs obtenue sans affrontement armé décisif, au terme d’un jeu complexe de guerre de communication, publique comme secrète.
Organisation de la défense :
L’ordre de bataille réel n’est pas connu, mais des faits peuvent être relevés, par examen des sources ouvertes.
Les forces armées terrestres de la Fédération de Russie ont été peu vues. Les militaires du PC de Rostov ont été filmés voisinant avec les Wagnerites. Les troupes déployées visiblement au sol étaient majoritairement composées d’élément de la Rosgvardia (créée en 2016 pour ce type de situation, en reprise des attributions des anciennes troupes de l’intérieur et sous l’autorité directe du président) et du MVD (OMON et SOBR également présent dans la Garde)[11]. En tant qu’infanterie légère d’élite, il y a eu un recours aux Kadyrovtsii. Depuis la réorganisation de 2008, le district militaire de Moscou est rattaché à celui de ST Petersburg, formant le district militaire Ouest (ZVO) et la division Tamanskaya a été dissoute. Dans l’oblast de Moscou se trouvent la 45éme brigade des forces spéciales du GRU et des VdV et la 1ère armée blindée de la Garde qui aligne théoriquement deux divisions blindées et deux divisions mécanisées. Il n’y aurait -apparemment- pas eu beaucoup de ressources en moyens lourds (on a pu observer des BTR 80, mais ni BMP ni Chars) et en personnel militaire, puisque les deux lignes de défense pont été pourvues en recourant aux élèves des académies militaires à Moscou. Ce relatif vide sécuritaire était comblé par la police et la Rosgvardia, formations aptes à s’opposer à des émeutes mais a priori un peu faibles pour contrer une opposition militaire du calibre de Wagner. L’absence d’artillerie se justifie car il serait exclu de détruire Moscou ou une autre ville russe majeure en initiant un combat urbain. L’analyste doit de plus intégrer l’inertie administrative et opérationnelle qui s’applique aux armées., bien souvent hélas oubliée par les commentateurs.
Question : La situation décrite résulte-t-elle de l’envoi de la majorité des troupes sur le front, de la passivité attentiste de l’armée régulière ou d’une volonté politique de ne pas l’impliquer[12] ?
Il a été annoncé que l’armée de l’air a été activement engagée et déplore d’ailleurs des pertes significatives ; alors que « l’embuscade de Briansk » le 15 mai 2023 n’avait détruit que quatre appareils des VKS, et qu’aucune perte n’est à déplorer dans le cadre de l’offensive ukrainienne, malgré un emploi massif de l’appui aérien, sept aéronefs ont été descendus par Wagner le 24 juin. Un hélicoptère d’attaque Kamov Ka-52 qui avait tiré un missile a été détruit en vol par un missile Strela-10 d’une batterie portée. La couverture aérienne du convoi était également assurée par le très efficace système SA-22 Pantsir, dont plusieurs étaient visibles sur les vidéos postées. Un hélicoptère de combat Mi-35 aurait été abattu à l’aube, et deux hélicoptères Mi-8MTPR au matin. Pour ces deux cibles, non armées et spécialisées en guerre électronique, comme pour l’avion IL-18(22) VZPY[13] également détruit en vol, on peut s’étonner car ils ne présentaient pas de danger offensif pour la colonne au sol. Près de vingt soldats russes auraient donc été tués par Wagner[14]. On note qu’il s’agissait majoritairement d’appareils de surveillance et qu’aucun avion de bombardement n’a été déployé. Question : S’agit-il d’un choix délibéré ou d’une incapacité ?
La stratégie défensive retenue surprend également. D’un point de vue militaire, attaquer une cible mobile plus ou moins rivée à son axe de progression implique généralement un emploi massif de l’appui-feu aérien et la destruction totale de la cible. En témoignent l’évacuation de la poche de Falaise par les Véme et VIIéme armées de la Wehrmacht en 1944[15], la destruction du GM 100 français en Indochine en 1954[16], les destructions causées par l’aviation US[17] lors de l’offensive Nord-vietnamienne de Pâques 1972 (et a contrario la percée réussie de l’offensive Ho chi Minh en 1975), et le massacre de la Highway of death de février 1991 en Irak[18]. La stratégie retenue, mettre en place des obstructions sur l’axe principal (très rapidement dégagés par les « lourds » des convois) et établir deux lignes de défense, une appuyée sur le fleuve Oka, et la seconde sur le ring moscovite (« ceinture de béton ») ne peut avoir que quelques explications. Soit une carence en moyens aériens et capacité de guidage[19], soit l’incapacité de déployer des moyens terrestres suffisants pour barrer la route et affronter les mutins en terrain ouvert. Cette incapacité elle-même peut s’expliquer par deux causes. La non-disponibilité physique des moyens nécessaires, ou l’incapacité à les activer par suite de résistance ou attentisme des chefs concernés.
Question : quelles étaient les raisons de ces choix opérationnels ? Il parait vraisemblable que les décisions militaires ont été subordonnées par la politique. Les mesures de freinage permettaient en effet de mener des négociations en reportant autant qu’il était possible l’ordalie finale, avec les conséquences redoutées. Il était de toutes façons impossible à quelques milliers d’hommes de prendre et tenir une capitale de douze millions d’habitants, sans soutien massif de la population et complicité des appareils de force.
Un autre enseignement tient à la faiblesse des moyens qui ont permis de peser, au moins partiellement et temporairement, sur l’un des plus grands Etats du monde et seconde puissance nucléaire : Quelques milliers de fantassins ont semblé (analyse faite à l’Ouest, mais visiblement pas sur place) menacer l’appareil d’Etat (évidemment toujours présenté comme dictatorial par les médias occidentaux).[20] Moscou n’a pas tenté de redéployer ses forces sur le front pour s’opposer aux mutins.
Question : Cette décision était-elle motivée par l’incertitude quant à la fiabilité des troupes ou par l’impossibilité de dégarnir des positions en plein combat ? La seconde option semble la plus évidente, tout succès ukrainien étant catastrophique dans le contexte de fragilisation politique de la Russie lors de la sédition. On peut aussi considérer que la faiblesse de la menace réelle ne justifiait pas une réaction massive d’un Etat qui ne sentait pas réellement ébranlé, contrairement aux apparences médiatiques.
Elément moral :
Cela est plus difficile à discerner, mais côté Wagner, il existe un noyau extrêmement fidèle au chef de la société ; certains combattants du groupe restés sur le front ont toutefois émis des vidéos d’allégeance au régime, et surtout au président.
Au sein de l’Etat, un grand nombre de déclarations de fidélité des représentants des institutions (v. supra) ont été enregistrées. Des messages des troupes ont aussi été diffusé sur les réseaux pour témoigner d’une même fidélité. On observe que le front ne s’est absolument pas écroulé, que l’effort de guerre sur la ligne ne s’est pas arrêté, et que les soldats sont restés fermes face aux tentatives ukrainiennes des 35éme et 36éme Brigades (Zaporodjié /Orekhovo / Rabotino, Bakhmut, Donetsk, sur la corniche Vremevsky…). Certains commentateurs russes considèrent qu’une partie des représentants des forces et des pouvoirs civils ont eu une attitude timide[21], confinant à la trahison. Si cela était avéré, cela signifierait que les ministères de force, piliers traditionnels du pouvoir en Russie, resteraient plus solides et fiables que la société civile, malgré les efforts pour la faire évoluer grâce à l’unité dans le cadre de la guerre et de la menace existentielle sur la Russie (?). Pourtant, l’impression finale reste celle d’une population demeurée calme, confiante dans son chef et d’institutions civiles comme militaires qui n’ont pas failli.
Un élément fondamental est la position centrale du président Poutine[22]. Malgré des positions indirectement critiques à son encontre, Prigojine s’est gardé de le mettre en cause, et a affirmé ne pas vouloir tenter de coup d’Etat. Les canaux officiels, la communication de l’Etat-major et le porte- parole Peskov, insistaient sur le fait que le président était tenu au courant, attestant de son rôle de garant des institutions. L’exhortation du général Surovikine et du général Alexeiev à ne pas utiliser les armes et à ne pas opposer des Russes entre eux, rappelait l’autorité du président de la Fédération et commandant en chef, seul autorisé à limoger les généraux.[23] Confronté à une rébellion armée explicite, à des courants très antagonistes dans la population, à la nécessité de mener une guerre extérieure en plus de la gestion de la crise interne, le président russe devait aussi faire des choix personnels. Il est notoire qu’il avait des liens amicaux avec son ancien cuisinier, autant qu’avec son actuel ministre de la Défense ; il semble qu’il n’ait pu maintenir un équilibre[24] et il devra faire un choix. Toutefois, n’en déplaise aux commentateurs hostiles, cette mutinerie a mis en évidence le caractère incontournable de Vladimir Vladimirovitch Poutine sur la scène russe, reconnu par tous les acteurs de la crise.
Les interrogations
Faits et constats amènent différentes interrogations. Malheureusement, il paraît impossible en l’état de proposer une explication fondamentale à la révolte de Prigojine. Il est tout aussi présomptueux d’avancer ce que seront les conséquences de son action des 23/24 juin 2023. Tout au plus peut-on risquer quelques idées limitées et corroborées par les faits observés.
Balayons donc brièvement les hypothèses gratuites et invérifiables sur l’origine de la mutinerie : Dissolution du Groupe Wagner prévu par le ministère de la Défense entraînant la perte de bénéfices financiers et un risque physique pour Prigojine, pure question de business, réel sentiment d’intense frustration et de rancune initiant un « coup de sang » irrationnel[25] sur fond d’esprit de corps corporatiste, véritable sentiment patriotique nourrissant une critique fondamentale des conditions de la guerre et de l’évolution de la société russe[26], machination machiavélique (très tordue) visant à renforcer la position de Vladimir Poutine en poussant l’opposition à se dévoiler…[27]
Au contraire, l’étude de la gestion de crise est assez riche d’enseignements : La population russe a été bien informée de la situation grâce aux réseaux sociaux, qui ont diffusé des informations plus vite que les médias occidentaux. La confrontation dure et l’irréparable ont a été évités[28]. Politiquement, le discours a été souple, sans faiblesse sur le fond, mais sans fermer la porte à l’option négociée. Le président russe n’a pas fait montre de son implacabilité telle que caricaturée en Occident [29], mais il a montré qu’il était un homme d’Etat avec une vision à long terme et pragmatique. Cette réaction, sans rapport avec la répression des Streltzii mutinés, des Décembristes, ou avec les purges staliniennes, ne déçoit vraisemblablement que la frange la plus extrême de la population russe, celle qui souhaitait d’ailleurs, comme E. Prigojine une stratégie plus offensive et destructrice face à l’Ukraine.
Il semble d’après certains observateurs que les médias occidentaux ont présenté une version aggravée et correspondant davantage à leurs souhaits qu’à la réalité de la situation sur le terrain. Ainsi, on n’a pas observé de mouvements de foules (au contraire, les jeunes gens posaient pour des photos devant les chars), d’évacuation du gouvernement, de mesures drastiques imposées à la population, de même que les militaires du PC n’ont opposé aucune résistance à des Wagnérites qui les ont laissé continuer leurs occupations opérationnelles contre les Ukrainiens. Le parallèle ne peut donc être fait avec la panique, les transferts administratifs et industriels, et la dramatisation du discours du Voïd Staline en octobre 1941. A moins que la structure de l’Etat n’ait été suffisamment vermoulue pour qu’une action symbolique suffise à l’effondrer, les moyens engagés ne permettaient pas au groupe Wagner de représenter une menace crédible pour saisir une ville de 2500 Km² soit vingt fois la surface de Paris.
Le président Poutine lui-même a fait référence à 1917 dans son discours du 24 juin ; guerre extérieure conjuguée à une crise politique, contestation sociale interne, perte de contrôle d’une partie des forces armées semblent comparables. En revanche, Vladimir Poutine n’est pas Nicolas II, la guerre n’est pas aussi catastrophique pour l’armée russe, et la population russe n’est pas socialement et économiquement à bout. De surcroît, le refus de faire couler le sang russe était partagé par les deux parties et le respect de ce tabou (au moins par le pouvoir russe) a probablement évité une bascule dramatique qui aurait pu dégénérer en véritable révolution.[30] Rappelons que le discours du chef de Wagner relaie les vues des plus dures, qui souhaiteraient des décisions plus drastiques à l’encontre de l’Ukraine, de l’OTAN et de l’opposition intérieure.
La comparaison avec le putsch d’avril 1961 vient aussi à l’esprit. Dans les deux cas une force militaire réduite mais de très haut niveau a entendu peser sur les décisions politiques, sous la menace d’une intervention armée. Dans les deux cas, il y avait un souci de ne pas perturber la conduite de la guerre en cours (ex libre départ des appelés en fin de service en 1961), un choix volontaire des personnels au sein des unités mutinées. La population civile n’a pas suivi en 1961[31] comme en 2023 et le contrôle a été conservé par un chef emblématique, voire totémique. Possible en 1958 cette démarche de « coup » ne pouvait réussir que face à une société minée et affaiblie, ce que n’était plus la Véme République. De la même manière, même si l’aura de Vladimir Poutine est probablement relativement moindre chez les plus jeunes générations urbaines, la Russie de 2023 ne présente plus les vulnérabilités profondes de celle des années 1990.
Le sort de la SMP Wagner est incertain. Les Sociétés militaires privées sont des formations adaptées aux conflits périphériques[32], où elles peuvent subir des pertes sans heurter l’opinion publique, ou agir sans impliquer l’Etat. Le groupe Wagner PMC était donc un outil adapté en Afrique et en Crimée avant l’opération spéciale, sans que cela ne génère de frictions avec l’armée régulière. Engagé en Ukraine, Wagner perdait sa qualité « deniable » et son accroissement numérique permettait un succès à Bakhmut, mais conduisait l’armée à souhaiter l’absorber. Jusque lors, les différentes armées privées étaient seulement intégrées, avec l’appui logistique du Ministère de la Défense. En plus de cette menace institutionnelle, l’impossibilité de renouveler les effectifs perdus au combat, ou à échéance de leur contrat par suite de l’interdiction de février 2023 de recruter des prisonniers, mettait en péril la survie du groupe. L’objectif de l’entrepreneur chef du groupe était probablement d’obtenir la confirmation de son statut dérogatoire afin de pouvoir recentrer le groupe sur les missions ultra-marines, à petits effectifs et haute rentabilité. C’est d’ailleurs la dissolution de Wagner que E. Prigojine a évoqué comme justification première de sa mutinerie, dans ses commentaires rendus publics le 25 juin 2023, après son exfiltration en Biélorussie.
L’accord négocié le 24 sous les auspices du président Lukachenko et précisé par le président Poutine dans son discours du 26 juin, permet aux membres de Wagner de gagner la Biélorussie, de se démobiliser et rentrer chez eux, ou de s’engager sous contrat de l’armée russe. Il est donc possible que les contractants non impliqués dans la sédition soient maintenus dans leurs fonctions en Afrique notamment et que les effectifs non déployés combattent simplement dans les unités régulières en tant qu’engagés.
Au final, il demeure un questionnement relatif à l’insatisfaction d’une partie de la société, laissons donc la parole à Alexandre Douguine : Le père de la malheureuse Daria a publié le 26 juin un commentaire qui évoque « un manque de justice, d’honneur, de courage et d’intelligence de la part des élites russes » en écho aux justifications énoncées par Prigojine. Le philosophe et politologue considère qu’il faut sanctionner les lâches et les traitres révélés par la crise, encourager les fidèles et les braves et corriger l’idéologie en apportant davantage de conscience patriotique et de justice sociale. L’avenir dira quels sont les choix de Vladimir Vladimirovitch Poutine et de la société russe.
En guise de conclusion
Les journées du 23 et du 24 juin 2023 resteront probablement dans la chronique de la guerre de la Russie contre l’OTAN en Ukraine. Nombre de questions restent en suspens, certaines ne recevront jamais de réponse. Des évolutions sont prévisibles[33] dans le temps. Mais une conclusion peut déjà être tirée ; objectivement (c’est-à-dire sans affect, pathos ni propagande) si l’affaire a évidemment écornée la Russie et son président, sa gestion de crise a été exceptionnellement réussie et l’Etat se tire de la crise avec un minimum de dégâts.
[1] Private Military Company, traduit en français par société militaire privée (SMP) et en russe par Частная Военная Компания (ЧВК)
[2] Décrié par certains comme un technocrate en uniforme, S. Shoigu a cependant activement travaillé dans le cadre des conflits post URSS notamment en Abkhazie et en Transnitrie. Quant à V. Guerassimov, c’est un théoricien reconnu, à qui on doit la fameuse doctrine sur les guerres hybrides.
[3] Visiblement passé à tabac et hébété
[4] En Russie il existe des formations paramilitaires reconnues par l’Etat comme les Cosaques, et les gouverneurs militaires sont responsables de la formation et de l’équipement des unités de leur ressort. Des corps particuliers, comme les Kadyrovtsii existent également. En revanche, la SMP Wagner a toujours opéré sans statut institutionnel légal, ce qui permettait une certaine déniabilité hors des frontières.
[5] C’était la seconde occurrence. Le 5 juin 2023 après la transmission de Bakhmut aux unités régulières, E. Prigojine a diffusé le post suivant : “Peu avant notre départ, nous avons détecté une activité suspecte le long de notre itinéraire de sortie […] et nous avons trouvé une douzaine d’endroits où divers engins explosifs avaient été placés, […] les personnes qui ont piégé ces zones avec des explosifs étaient des représentants du ministère de la défense (russe)”.”Lorsqu’on leur demande pourquoi ils ont fait cela, ils pointent leur doigt vers le haut “
[6] En reconnaissance de sacrifices héroïques au combat (déjà admis comme facteur rédempteur sous l’URSS) et en excluant la trahison, crime inexpiable pour Vladimir Poutine, cette qualification ouvrait la porte à des négociations sans perte de face.
[7] Certaines sources affirment que Nikolai Patrushev, ancien successeur de V.V. Poutine à la tête du FSB et actuellement secrétaire du Conseil de sécurité nationale, considéré comme un « dur » et proche du président, aurait été mandaté pour éliminer totalement les rebelles.
[8] Afin de situer le sujet on peut, par exemple, rappeler que l’on estime que le gang MS13 créé à Los Angeles rassemble 70 000 criminels, dont 10 000 dans cette ville.
[9] Tactique assez proche de celles des unités kieviennes qui emploient des VL et des MRAP pour leurs incursions. Cela fait songer la tactique de l’Etat islamique, qui elle-même renvoie aux vagues de 4×4 tchadiennes dans les années 80, afin de donner mobilité et survivabilité à des unités légères face à des opposants mécanisés blindés, dans un contexte favorable.
[10] Et à ce titre, à la différence du « cuisinier », il a prêté serment, ce qui aggrave sa culpabilité, au regard de beaucoup.
[11] Relativement comparable au groupement blindé de la Gendarmerie française et à une conjonction des escadrons de gendarmes mobiles et des CRS
[12] Ce qui parait avoir été le cas à Rostov sur le Don
[13] Un avion de coordination et de guerre électronique avec un équipage de douze techniciens.
[14] Il existe une vidéo de la destruction d’un MI-8 et des photos de l’épave de l’IL-22 (on voit un Ka-52 réussir une manœuvre d’évitement d’un missile, sans qu’on sache s’il a finalement été abattu)
[15] Encore qu’il faille relativiser l’efficacité réelle de l’appui aérien, surestimée par les Alliés. La perte du matériel lourd s’explique davantage par la faiblesse des axes, notamment le passage sur la Dives et par l’épuisement logistique allemand.
[16] Sans aucun emploi de l’aviation évidemment, mais comme une embuscade géante, illustrant la vulnérabilité de colonnes roulant dans un environnement qui impose un déploiement linéaire. A contrario l’intelligente exploitation du terrain et l’accent mis sur la logistique ont interdit à une aviation US bénéficiant d’une totale supériorité d’interdire la piste Ho chi Mihn.
[17] Les frappes tactiques étant épaulées par des attaques stratégiques dans le cadre de Linebacker I et II
[18] 1800 à 2700 véhicules détruits, il est vrai en incluant des voitures civiles
[19] Ce qui pourrait expliquer le recours à des aéronefs spécialisés ; cela dit les chaines Telegram donnaient beaucoup d’informations en temps réel
[20] Ceux, dont le président Macron, qui ont ironisé sur les scissions en Russie, devraient se rappeler des conditions de l’élection du président Biden aux USA et de la contestation quasi-permanente d’un président français élu avec 12% du corps électoral.
[21] C’était la version initialement développé par les médias occidentaux qui annonçaient avec délectation la fuite de Poutine et l’écroulement de la Fédération de Russie, préalable à son démembrement. C’était aussi l’espoir des Nazis en 1941, qui pensaient que l’architecture soviétique allait s’écrouler de l’intérieur après les coups de butoirs de la Wehrmacht. Ce fut l’intelligence politique de Staline que de ressusciter et remettre au premier plan le patriotisme russe à la place de l’engagement communiste, pour y parer.
[22] Cela fait penser à Napoléon 1er lors de la tentative du général Malet en octobre 1812
[23] En somme, l’édifice juridique et institutionnel fédéral a tenu, et rempli son office.
[24] Certains, dans les colonnes de leurs journaux ou sur les plateaux, décryptent la crise comme un affrontement interne maffieux ; on pourrait tout aussi bien le lire comme un drame psychanalytique, dans la recherche de la faveur du père. Les deux thèses sont en réalité bien improbables au-delà du jeu intellectuel gratuit.
[25] Hypothèse qui cadre mal avec les préparatifs nécessaires à une action de ce type. Néanmoins une vendetta organisée dans la durée n’est pas un fait rare dans le cadre des affrontements au sein des groupes criminels.
[26] Justification qui fait d’une révolte une Révolution, comme dans le mot de La Rochefoucauld le 14 juillet 1789 ; dans ce cas, on pourrait s’étonner que le chef de Wagner ait attendu trente ans pour découvrir ces vices et problèmes de la société russe.
[27] D’un intérêt incertain pour un président bénéficiant de 80% de satisfaction au sein de la population
[28] Avec un bémol sur le sort d’une vingtaine de membres des forces aériennes fédérales ; on peut imaginer une solution comme celle adoptée après la destruction d’un Su-22 russe par des F-16 turcs : reconnaissance aux victimes, compensation aux famille et Realpolitik pour les grands enjeux. Actuellement une punition contreviendrait aux termes agréés par le Kremlin.
[29] Par ses détracteurs autant que par ses admirateurs, d’ailleurs
[30] Ce qui corrobore l’idée que le discours à vocation sociale et révolutionnaire délivré par Prigojine n’avait pas de bases politiques sérieuses ou profondes.
[31] En métropole, c’était évidemment beaucoup moins vrai en AFN
[32] Les membres de Wagner sont des « mercenaires », alors que ceux de Blackwater, Dyncorps, Executive outcome étaient des « contractors »…
[33] Sur le mode « la vengeance est un plat qui se mange froid » : Actuellement Prigojine est protégé par la parole présidentielle de V. V Poutine. Mais ce dernier a déjà confessé que s’il pouvait pardonner, une chose ne pouvait pas l’être : la trahison. On peut imaginer que les spectres de Trotski et de Bandera planent donc au- dessus de la tête du « cuisinier du Kremlin »
- Rapport de situation sur l’évolution politique en Russie - 31 août 2024
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Bonjour Monsieur.
Vous l’avez noté, l’article s’articule en un rappel des faits suivi d’analyses, qui permettent au lecteur de se faire son opinion, et d’interrogations avec des propositions de réponses, elles, subjectives (d’où l’évocation dune “impossible” analyse).
Mes lunettes roses propoutine valent sans doute vos lunettes noires anti, cela n’interdit pas de s’interroger respectivement.
Je pense que vous avez raison, il y a eu sidération et flottement aux échelons régionaux, d’ou des décisions hâtives et inefficaces (il en allait autant en 1961 en France et cela ne signifiait pas que le général de Gaulle ne contrôlait plus la situation réelle, qu’il a aussi géré par effet d’inertie et d’autoétouffement du putsch).
Le support de Wagner s’explique par le patriotisme russe, ce sont les guerriers qui défendent la patrie qui ont été célébrés (y compris par le pouvoir),d’autant plus qu’aucune violence ni menace n’était exprimée à l’encontre de la population. Il y a toutefois aussi des vidéos qui montrent des habitants demander aux Musiciens “si vous êtes des défenseurs de la patrie pourquoi mettez vous le bordel en Russie?”. J’ai signalé que l’attachement aux institutions en place de tous les agents de l’Etat, y compris les politiques, soulevaient des interrogations en Russie même, mais il n’en demeure pas moins vrai que les institutions ont manifesté leur soutien et que les défections éventuelles ne se sont pas signalé.
Je pense avoir donné des éléments techniques sur la réflexion tactique qui a été menée pour gérer la sédition “en souplesse”, ils me semblent toujours pertinents, en incluant certaines interrogations sans réponse.
Nos interprétations divergent sur la situation du président de la Russie. En comparant avec d’autres cas de crise majeure, je persiste à trouver que sa gestion de crise a été excellente, limitant au mieux la casse (car il ne s’agit pas de nier que cette crise en est une) et préservant sa population. Il est rare dans l’histoire de pouvoir mener une guerre, gérer une sédition, faire face à une coalition internationale et continuer à faire travailler l’appareil d’Etat sans impacter la population. Les exemples de l’élection de J.Biden aux USA, les troubles en France, la répression des oppositions en Iran et en Turquie ( face à un coup assez comparable) me semblent confirmer que la réponse russe a été efficace et mesurée, ce qui n’est pas vraiment dans la tradition locale.
Il a fallu de la finesse politique pour condamner une trahison sans nommer son chef, puis en exonérant les exécutants afin d’éviter une aggravation, voire une bascule. L’exclusion de l’article du CP réprimant la trahison était précoce, ce qui témoigne à mon avis d’un plan réfléchi et non d’une réaction “à chaud”.
La négociation via un tiers n’est pas inhabituelle et nombre d’Etats de l’ONU qui siègent dans des commission ad
hoc n’ont pas plus d’envergure que la Biélorussie. Vous êtes maître de votre jugement sur ce pays et son dirigeant, mais étant frontalier avec l’Ukraine, destinataire d’armes nucléaires et affidé (sans conteste) de Moscou, il ne paraît pas détonnant de l’avoir associé. Il ne vous a pas échappé que toutes les parties ont fait référence à V.V. Poutine comme arbitre, qui s’est donc imposé comme deus ex machina. Je ne pense pas que cela caractérise une situation de faiblesse. Evidemment, sur le plus long terme, je ne maîtrise pas les conséquences que vous évoquez.
Il me paraît évident qu’à 70 ans, avec ou sans cette crise, V.V. Poutine devrait commencer à songer à sa succession et que s’il ne le fait pas d’autres le feront sans doute. Les élections présidentielles russes approchent et donneront certains éléments de réponse. En revanche, je ne partage pas votre vision relativement à l’évocation de 1917. C’est une date marquante et même un traumatisme de l’âme russe et le parallèle était historiquement significatif ( guerre étrangère et sape interne entraînant l’effondrement d’un régime, puis une longue période de guerre civile). Le coup d’Etat raté contre Gorbatchev, puis celui réussi de Eltsine (qui fit tirer au canon de char sur le bâtiment du Parlement) pour s’emparer de la toute nouvelle Fédération de Russie, résonnent encore dans l’esprit de nombreux russes de plus de 40 ans et les temps troublés qui ont suivi n’ont trouvé un terme qu’avec l’arrivée au pouvoir de Poutine; il me parait assez habile et justifié d’avoir suscité ces rappels dans l’inconscient des citoyens.
Vous avez raison sur la mise de côté des conséquences internationales; je ne disposais pas d’informations particulières ou d’idées suffisamment intéressantes pour tenter un développement sur ce sujet, le point de vue médiatique étant d’ailleurs quasi-unanimement conforme à votre analyse. La faiblesse de la défense de Moscou par rapport à l’époque soviétique m’a a également surpris. La capitale semble aussi vulnérable que Paris ou Washington. La Garde russe va percevoir des moyens lourds, peut-être est-ce un facteur de réponse. La vision des gouvernorats reste une inconnue pour moi et je ne m’avancerai donc pas sur ce sujet. Quant à l’Inde et à la Russie, vous savez comme moi qu’un Etat n’ a pas d’ami, seulement des alliés temporaire.; Néanmoins je ne partage pas votre opinion sur la perte de crédibilité du Kremlin ( parce que je considère la gestion de crise comme très réussie compte tenu du contexte et des enjeux ; différant sur ce postulat il est normal que nos analyses divergent ).
En résumé, j’exposai récemment à des proches que, in fine, pour les personnes favorables à Poutine le coup de Wagner et sa résolution sera interprétée comme une réussite renforçant le président russe, alors que pour les personnes qui lui sont hostiles cela sera perçu comme un échec qui l’affaiblit.(d’où l’impossible analyse, bis)
Nous convergeons cependant sur le fait que l’avenir recèle encore bien des turbulences.
En insistant sur le fait qu’une analyse ne se veut aucunement une prophétie, et en actant de nos désaccords de principe, je vous remercie de votre message critique argumenté qui permet de pousser la réflexion et de tenter d’éviter les biais cognitifs. Il est toujours agréable d’être lu par des personnes civilisées et intelligentes.
Ping : Affaire Wagner : le cirque russe et les illusions occidentales - STRATPOL
Meilleure analyse: radio Québec. https://rumble.com/user/RadioQuebec La fin de l`ère Poutine ?
Merci pour votre descriptif détaillé des faits, que certains ont tenté de minimiser ou d’amplifier selon leurs préférences personnelles.
Toutefois je note que vous glissez ensuite vers des interprétations que je trouve douteuses, et que vous êtes vous-même victime de ce que vous dénoncez au début de votre article, l’idée qu’il est “présomptueux de proposer un décryptage de ces évènements.” Quelques exemples, je vous cite pour ensuite proposer des commentaires contrastés:
“L’impression finale reste celle d’une population demeurée calme, confiante dans son chef et d’institutions civiles comme militaires qui n’ont pas failli.”
Une interprétation tout aussi valable est de parler de sidération à tous niveaux, qui a laissé le champ libre à l’aventure éphémère des troupes de Prigogine. Les autoroutes éventrées et garnies de camion-poubelles pour ralentir la progression de l’insurrection, cela ne donne pas l’impression de calme et de confiance.
Vous parlez vous-même plus loin de “courants très antagonistes dans la population”. Nous avons tous vu les vidéos de la foule à Rostov congratulant et supportant les soldats de Wagner. Cela n’évoque pas du tout “une population confiante dans son chef”, ou alors ce n’était peut-être pas le bon chef ??
Vous dites ensuite que Poutine “a montré qu’il était un homme d’Etat avec une vision à long terme et pragmatique”. Cela me semble procéder d’une vision court-termiste et idéalisante du personnage. Quand Poutine accuse Prigogine de trahison le matin, pour lui garantir l’immunité le soir (en plus, par la voix de Lukashenko, le petit dictateur d’un état vassal perçu comme arriéré en Russie), il fait plutôt preuve d’une faiblesse extraordinaire. Je doute aussi qu’il osera punir réellement Surovikine, qui est populaire parmi les officiers de l’armée régulière.
Prigogine n’était pas en position de proposer une alternative valable, ni militairement ni politiquement. Mais tout le déroulement de cette crise donnera sans doute des idées à d’autres, qui sauront mieux rallier le soutien d’acteurs politiques, économiques et militaires. Le discours de Poutine samedi matin est révélateur: son évocation de 1917 était particulièrement malheureuse, puisqu’elle revenait à le mettre dans la position du tsar Nicolas II, qui allait ensuite être déposé puis exécuté…
Vous passez ensuite sous silence les répercussions internationales de cette crise. Ce ne sont que des manoeuvres en coulisses qui ont arrêté l’insurrection. Les “objets” (provinces) éloignées auront bien noté que Moscou est incapable de se défendre, et donc a fortiori de les protéger. La Chine et l’Inde ont bien vu la fragilité de Poutine, et leur “amitié éternelle” n’est sans doute plus si éternelle que cela.
Bref, votre conclusion d’une “gestion de crise exceptionnellement réussie” me semble bien peu solide, et teintée de vos lunettes roses pro-poutiniennes…
Les mois à venir nous en diront plus, mais les turbulences ne sont très probablement pas finies.