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L’Industrie de la Santé en Russie : Enjeux de santé publique, d’investissement et d’innovation numérique

Avant-Propos

A la veille de l’élection présidentielle de Mars 2018, Vladimir POUTINE a choisi de fixer un cap clair pour la Russie : de 2019 à 2024, le pays devra a minima faire passer les dépenses de santé d’une moyenne de 3,3% du PNB à 4%, avec un objectif avoué de 5%. Il devra également grandement améliorer la qualité des soins sur la même période, de préférence sans affecter la croissance économique. Les sources alternatives de financement, investissements étrangers y compris, et de nouvelles formes de délivrance des soins et consultations, seront par conséquent non seulement acceptables mais fortement encouragées.

Plus récemment lors du Forum Economique International de Saint-Pétersbourg, le Président Russe réaffirmait son ambition de travailler à créer un environnement le plus favorable possible au développement des nouvelles technologies et de l’économie digitale. L’industrie de la santé semble offrir, de ce point de vue et du point de vue de l’investissement tant domestique qu’étranger, de nombreuses opportunités pour la Russie.

Comme l’ensemble des pays européens, et sans qu’il soit encore possible d’estimer les conséquences à long terme de la politique nataliste du gouvernement, la Russie fait face à un problème démographique de vieillissement de la population. Au rythme actuel, admet le Ministre au Développement Economique Maxim ORESHKIN, la population active devrait reculer de 10% dans les six prochaines années. Ceci risque bien entendu, toujours selon ORESHKIN, de constituer une pression importante en termes de dépense publique par personne, ainsi qu’un risque de dégradation de la qualité et de l’accessibilité des soins.

Un Système de Santé Perfectible

Le système de santé russe est avant tout dominé par le Fonds Fédéral Obligatoire d’Assurance Médicale (Федеральный фонд обязательного медицинского страхования – ФОМС), créé en 1993 et généralisé à partir de 1996 pour fournir des soins gratuits à tous les citoyens russes. Les privatisations à outrance de l’ère ELTSINE s’étaient accompagnées d’une vraie dégradation du système de santé publique, mais celui-ci a connu un renouveau et un retour des investissements publics après l’élection de Vladimir POUTINE en 1999. Plus récemment, cependant, et en particulier à partir de 2014 et la mise en place des sanctions ‘‘occidentales’’, le système public de santé souffre de coupes budgétaires importantes entraînant des fermetures d’établissements, des réductions de personnel, et des délais allongés de temps de traitement. Ces coupes ont mécaniquement entraîné des dépenses supplémentaires pour les ménages russes, contraints de plus recourir aux établissements privés ou de payer pour des services précédemment gratuits. Ce système est principalement financé par des cotisations payées par les employeurs pour le compte de leurs employés, et dont le montant a significativement augmenté (de 3,1 à 5,1% de la masse salariale).

La part des assurances santé privées (добровольное медицинское страхование, ДМС) augmente très sensiblement, tout particulièrement depuis 2014, en raison de l’insatisfaction croissante des populations, surtout en zones urbaines, concernant les hôpitaux publics. Il s’agit le plus souvent de plans de santé financés par les employeurs les plus sophistiqués, mais de plus en plus d’individus, employés ou entrepreneurs individuels, recourent à ces assurances. Les travailleurs étrangers sont par ailleurs tenus de souscrire à une assurance privée afin d’obtenir un permis de travail, ce qui contribue à dynamiser, certes un peu artificiellement, ce secteur de la prévoyance.

La taille et la diversité de la Russie, le plus grand pays du Monde, contribuent fortement  à une grande disparité d’offre de santé, qu’elle soit publique ou privée, à travers le territoire national. Une histoire sinueuse de tentatives croisées de centralisation et de décentralisation, de privatisations et de contre-privatisations du système de santé depuis l’époque soviétique a en outre contribué à la création d’une mosaïque contre-productive de niveaux de bureaucratie et de centres de décision, fédéraux et/ou locaux, ralentissant très fortement l’accès aux soins de nombreux Russes.

C’est finalement un vrai paradoxe, puisque le nombre de lits ou de médecins par habitant est très supérieur en Russie que dans la moyenne des pays de l’OCDE. La perception de la plupart des russes concernant l’offre de soin est cependant très négative pour diverses raisons, tenant au manque de compétence ou d’entrainement (vrai ou supposé) du personnel médical, au relatif délabrement des hôpitaux et cliniques, et au recours habituel depuis les années 1990 aux méthodes ‘‘informelles’’ (paiements illégaux en espèce directement auprès des professionnels de santé afin d’obtenir un meilleur niveau de prise en charge). Quoique le système de santé ne soit pas seul en cause (tabagisme et alcoolisme importants chez les hommes, accidents de la route, etc.), les statistiques ne peuvent malheureusement pas démentir cette perception : l’espérance de vie en Russie est toujours de 10 ans inférieure à celle de la moyenne de l’OCDE.

Une source supplémentaire d’insatisfaction de la population tient à l’inflation du coût des médicaments, notamment ceux devant traiter des maladies chroniques, ou de celui de l’accès à des matériels médicaux de diagnostic. Médicaments comme matériels, le plus souvent importés, sont en effet tributaires du cours du rouble par rapport à d’autres devises ‘‘fortes’’, cours qui a largement dévissé depuis 2014.

Une Demande de Services Forte

En dépit des insuffisances du système tel qu’il existe actuellement et de la relative crise économique, la demande pour les offres de santé demeure extrêmement forte en Russie. Quelle que soit la classe sociale concernée, la santé est ainsi citée comme l’une des trois priorités de dépense pour les ménages russes, au même niveau que celles liées à la famille/éducation et au logement.

Sans grande surprise et plus spécifiquement, les dépenses de santé strictement privées de la classe moyenne urbaine, de plus en plus aisée, ont augmenté de près de dix fois en moins d’une quinzaine d’années. Elles représentent aujourd’hui plus d’un tiers de l’enveloppe totale de l’industrie en Russie. Hyper consommatrice, cette frange de la population est friande d’une offre de santé haut de gamme, moderne et technologiquement avancée. Plus de 500.000 Russes choisissent en outre de se faire soigner à l’étranger chaque année, souvent mais pas uniquement pour des raisons de confiance vis à vis du personnel médical russe.

Conscient de tous ces enjeux, et désireux de hausser l’espérance de vie à 75 ans à l’horizon 2025, le Président Vladimir POUTINE a clairement pris position en faveur d’une petite révolution de l’industrie de la santé en Mai 2012. A cette date, il a pris plusieurs décrets présidentiels à échéance 2018 dont l’objectif est double : retenir les talents parmi les professionnels du public en multipliant leurs salaires par deux ; élaborer un plan de semi-privatisation de l’offre de soin couverte par les actuelles assurances, publiques et privées. L’ambition de ces décrets est, à terme, d’offrir aux Russes un système mixte plus équilibré qui devrait tout autant s’appuyer sur des infrastructures publiques que privées et reposerait de manière moins importante sur les actuellement omniprésents hôpitaux publics. Avec le temps et la rationalisation du système, la prise en charge financière devrait finir par s’apparenter à un système ‘‘à l’européenne’’ de couverture sécurité sociale/mutuelle.

La législation concernant les investissements en matière de santé a de surcroît évolué en 2015, simplifiant très largement l’accès du marché russe aux groupes étrangers.

Des Opportunités d’Investissement et d’Innovation Numérique Majeurs

Plusieurs groupes russes et internationaux ont déjà réalisé le potentiel de revenus que peuvent représenter les changements en cours tant dans les habitudes de ‘‘consommation’’ médicale de la classe moyenne russe que dans la prévisible amélioration de l’offre de santé en général. D’autres, souvent issus de pays jusque là peu présents sur le marché russe, ont su adapter une offre de produits ou services spécifique.

Sistema, par exemple, l’un des conglomérats leaders en Russie, propriétaire de l’opérateur téléphonique MTS ou encore de l’enseigne de magasins pour enfants Detsky Mir, a investi plus de quatre milliards de roubles (environ 700 millions d’euros) dans un hôpital dernier cri à Moscou il y a deux ans. Ils prévoient d’en ouvrir quatre de plus dans le pays en 2018, et d’installer un parc de centres de diagnostic et de traitement dans la région de Moscou. Via leur filiale Medsi, qui compte déjà 40 cliniques, ils comptent être l’acteur majeur de la consolidation d’un marché privé très éclaté. Ce faisant, ils souhaitent se positionner, ainsi que l’indique Artem SIRARZUDINOV (Vice-President de Sistema) en tant que concurrents direct du système fédéral public, mais sur une clientèle plus haut de gamme. Les petits centres de diagnostic et de traitement, placés dans des zones ultra résidentielles ciblées, visent pour leur part la niche de clientèle qui a pris l’habitude de se soigner à l’étranger. Medsi souhaite, selon Elena BRUSILOVA (Chief Executive), créer un hybride entre ce qu’il y a de mieux dans le système médical russe et certains aspects des systèmes européens ou nord-américains.

Pour Medsi, l’investissement peut paraître énorme, mais son chiffre d’affaires progresse annuellement de 30%, suscitant l’appétit de groupes étrangers concurrents et ambitieux, tels que l’italien GVM ou encore le macédonien Acibadem Sistina. Un autre investissement à dimension internationale majeur et éloquent à plusieurs égards : il s’agit de la création du ‘‘Moscow International Medical Cluster’’, soutenu financièrement par le gouvernement, et qui devra à terme compter une quinzaine d’établissements. S’appuyant sur la législation de 2015 concernant les investissements étrangers dans la santé vue plus haut, ce projet permet spécifiquement à des opérateurs ou médecins étrangers de pratiquer sur des patients russes, localement ou à distance, sans avoir à obtenir la moindre autorisation administrative particulière. Le centre israélien Hadassah a ainsi commencé à opérer un centre de diagnostics et une unité de traitement oncologique à Moscou.

D’autres investisseurs ou opérateurs étrangers émergent de façon très singulière sur le marché russe. Il s’agit notamment de producteurs de médicaments génériques, qui surfent sur les problématiques de pouvoir d’achat dégradé par le cours du rouble des consommateurs. On pourra par exemple citer le slovène KRKA, dont la stratégie agressive de ciblage du marché russe lui permet de voir son chiffre d’affaire progresser annuellement de 15%, ce qui est très au-dessus de la moyenne de l’industrie pharmaceutique.

Plus généralement, la disparité de l’offre des professionnels de santé en termes qualitatifs (à peu près partout dans le pays) ou quantitatifs (dans les zones plus isolées) est un facteur qui rend très séduisante l’idée de la télémédecine en Russie. A mesure que les Russes deviennent de plus en plus à l’aise vis à vis d’Internet et des technologies de l’information (71,3% de pénétration d’Internet dans la population russe à ce jour), et apprennent à faire confiance à ces technologies, de plus en plus d’opérateurs cherchent à développer des modèles de communication voire d’appareils connectés qui pourront réduire la dépendance des patients à leur présence physique à l’hôpital en cas de souci de santé. Comprenant fort bien les enjeux de santé publique et de réduction potentielle des coûts, le gouvernement russe s’apprêterait à déposer des textes de loi incitant au développement rapide de ces solutions. La société Doc+ offre ainsi déjà des consultations et des prises de rendez-vous à domicile en ligne, tandis que la plupart des sociétés de télécoms annoncent des projets importants de télémédecine. Les compagnies d’assurance, par exemple le Renaissance Group, forgent des alliances avec des opérateurs à distance, en l’occurrence Doktor Ryadom. Tout aussi intéressant est la récente joint-venture entre la banque d’état Sverbank et la chaîne de clinique de fertilité Mother & Child, qui développent une place de marché fédérale pour l’industrie de la santé. Pour Sverbank, qui est dans une certaine mesure un exécutant de la volonté politique, il ne s’agit là que d’une étape dans l’établissement d’un écosystème numérique pour le secteur de la santé.

SOURCES

  • ‘‘Private Healthcare Market : Outlook for 2017-2019’’, Rapport KPMG 2017, Victoria SAMSONOVA
  • ‘‘E-Commerce in Russia : Challenges and Opportunities’’, Thèse de Anna SAMOILENKO à l’Université de Sciences Appliquées d’Helsinki  01/11/2016
  • ‘‘In Search of the Perfect Health System’’, Chapitre 14 sur la Russie – Mark BRITNELL, MacMillan Education 2015
  • ‘‘Russian Consumers and the New Economic Reality’’, Rapport Boston Consulting Group, 17/05/2018 Ivan KOTOV, Nicolas BOUTIN, Maxim BAKHTIN, Nikolay YAKOVLEV, Elena POGORELSKAYA, Alexandra IVANOVA
  • ‘‘Challenges and Opportunities in Forming a Digital Economy in Russia’’, VB Betelin dans Herald of the Russian Academy of Sciences 2018, Vol 88, N°1, pages 1-6
  • ‘‘Russia’s Middle Class Opens Door to Private Healthcare Providers’’, Henry FOY Financial Times 21/02/2018
  • ‘‘Russia Developping Friendly Environment for Digital Economy Growth’’, Sputnik News Online 26/05/2018
  • ‘‘Putin Sets Healthcare Spending Goals Above Recent Average’’, Polygraph.info 02/03/2018
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Nicolas Dolo

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