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Essai de rapport de situation sur l’évolution stratégique : la grande stratégie US 2/2

Afin de tenter d’éclairer le conflit en Ukraine, la contribution précédente étudiait la gradation – un peu artificielle – des actions dans l’art de la guerre. Nous poursuivons cette réflexion à partir de sources ouvertes, en essayant de se garder au maximum des biais courants et des manipulations diverses. Après l’étude du cas syrien et de celui de Koursk nous achevons l’analyse globale au travers de la vision politico-militaire des États-Unis d’Amérique.

Nous avons précédemment rappelé que les opérations de combat peuvent s’échelonner entre les niveaux tactique, opératif et stratégique, selon des critères d’abord spatiaux et temporels, puis qualitatifs et quantitatifs :

  • Schématiquement, la tactique concerne le combattant isolé ou une petite unité (du groupe à la compagnie initialement), à l’échelle de portée de l’œil humain et décidant d’un résultat dans l’instant ou les minutes. Les progrès techniques ont étendu dans le temps et l’espace ce compartiment, induisant une inflation numérique des éléments engagés (jusqu’au niveau du bataillon, voire du régiment). On observe qu’en Ukraine les drones créent à la fois un élargissement notable de la zone concernée (il n’y a plus d’arrière jusqu’à 60km de la ligne principale) et un émiettement des unités engagées1 car les concentrations deviennent des cibles.
  • Le niveau opératif concerne des unités importantes (approximativement l’Armée soviétique qui est du niveau du Corps d’armée occidental ou les Fronts, du niveau des groupes d’Armées à l’Ouest)2, agissant sur un terrain relativement étendu mais surtout en progression géographique et chronologique, dans le cadre d’un enchaînement d’opérations incrémentielles coordonnées et planifiées. Le constat de la résilience des états industriels modernes et de l’impossibilité à les vaincre en une seule victoire tactique (« bataille décisive »), le progrès des communications et la massification des forces ont conduit au développement de l’art opératif en Russie mais aussi à l’extrêmisation de la guerre totale en Allemagne. Dans ce cas c’est une vision stratégique, envisagée par Clausewitz (qui reprenait en cela les constatations de Thucydide sur la guerre du Péloponnèse), théorisée par Ludendorff et mise en application par le IIIème Reich.3
  • En effet, la stratégie adopte une dimension de la guerre qui intègre des données non militaires per se, telles que la démographie, l’économie, le progrès technologique, la communication interne et la politique extérieure, autant de facteurs agissant plus ou moins directement sur la capacité de combat, morale et physique, à long terme. Au sens militaire strict, elle concerne les ensembles de grandes unités et s’étend à la fois aux arrières lointains du front et à une planification dans la durée.

Le rappel de cette classification est nécessaire à la compréhension des développements militaires, trop souvent interprétés hâtivement en fonction d’un prisme idéologique (v. infra). En particulier, le temps stratégique mais aussi le temps opératif impliquent la durée. A l’inverse, le temps médiatique est fait d’instantanéité, il repose sur l’actualité et la durée y génère une lassitude et un ennui. C’est pourquoi les opérations de guerre de l’ordre de l’opératif en Ukraine, alors que la résistance de Kiev et l’implication de Londres de l’UE et de l’OTAN avaient contrecarré un succès rapide de l’opération militaire spéciale, ont été si souvent mal explicitées.

Ces définitions simplifiées des trois degrés de pensée de la guerre exposées supra sont acceptées de manière générale. En revanche la « grande stratégie » (Grand strategy) est un concept additionnel et non universel, développé au Royaume Uni (v. le « long eighteen Century », la politique de guerre de Liddel Hart) et entériné par les USA (v. Mearsheimer, Luttvak) en tant que continuateurs de la stratégie mondiale anglo-saxonne. Il est logique que des empires thalassocratiques raisonnant à l’échelle intercontinentale, et état-continent pour les seconds, aient développé ce type de réflexion. Il est tout aussi logique que ce niveau soit traditionnellement intégré à la stratégie en France, puissance à la fois continentale entourée de voisins rivaux, et ultramarine mais ne disposant pas des ressources nécessaires pour développer ces deux domaines d’intervention à parité. On peut résumer cette grande stratégie par « l’utilisation de tous les instruments du Pouvoir national pour sécuriser l’Etat » (R.D Hooker in Charting a course, strategic choices for a new administration 2016) ; on peut considérer que cela vise également à satisfaire les intérêts de ce leadership étatique. Ainsi, « les objectifs stratégiques ne se définissent que par rapport aux objectifs politiques des dirigeants » (L. Schang).

L’intégration de cette vision états-unienne s’impose pour comprendre les choix de Washington et ceux de Londres dans leur combat contre Moscou, sur l’échiquier ukrainien.

Il faut noter que les décisions militaires sont ici profondément ancrées dans les perspectives économiques, de politique intérieure et internationale, d’art de la guerre occidental, de liens entre complexes militaro-industriels et personnels politiques. Elles sont donc peu susceptibles d’être modifiées par la seule volonté d’un homme, voire d’un parti, ni par les considérations médiatiques, qui sont basées sur l’affect et le traitement instantané et non la rationalité et la durée nécessaires.

Leur compréhension s’inscrit dans le temps long, ce qui explique les nombreuses méprises et erreurs d’analyse mais aussi l’importance conférée à la communication, à la propagande et au traitement médiatique, identifiés comme des facteurs clefs par les Anglo-saxons dès la fin du XIXème siècle et surtout après la 1ère GM (v. Ponsoby). Cela, dès l’essor de la presse d’opinion, déjà instrument de fond de la subversion révolutionnaire post-Lumières en France, par la suite également théorisée par Gramsci dans une perspective de Kulturkampf et de contrôle systémique des populations. L’ère des dictatures a coïncidé avec celle des mass-médias et la mise au point scientifique de l’ingénierie sociale. La technologie, via les moyens de communication (Télévision) et désormais l’informatique et le Numérique (internet), amplifie l’efficacité des moyens de conditionnement et de contrôle des totalitarismes dominants ; y compris et peut-être surtout, dans l’UE4, et encore très récemment aux USA. Ce primat explique également la puérilité des analyses proposée au grand public sur l’affrontement entre l’Occident profond et la communauté traditionnelle en cours de constitution autour de la Russie.5

Ce niveau de réflexion ressort de la Stratégie politique (STRATPOL, pour faire plaisir à X. Moreau) ou de la Géopolitique. C’est une dimension profondément enracinée aux USA où elle a acquis une dimension nettement prédatrice et impériale afin de permettre le fonctionnement d’une économie capitaliste appuyée sur une théologie de l’Alliance (manifest destiny) et une sociologie oligarchique, associant paradoxalement universalisme et racisme, démocratie libérale et domination capitoline, philosophie thalassocratique et libre-échangiste grecque et militarisation romaine ; on a souvent opposé une URSS « spartiate » consumée par le poids économique de son investissement militaire et des USA « athéniens », mais actuellement il semble que le paradigme se renverse, avec une vision poutinienne de développement intérieur et de collaboration dans un monde multilatéral. Cela explique les efforts de D. Trump -dont les outrances semblent masquer une véritable réflexion fondamentale- sur la sociologie, la politique économique et le réalignement stratégique, afin d’inverser l’évolution récente de son pays et freiner le déclin occidental sous leadership US.

Remarquons que trois présidents états-uniens, qui ont joué un rôle décisif dans le destin des USA, furent également chefs des armées de l’Union. 31 présidents ont exercé des fonctions militaires, mais s’expliquant « normalement » par l’histoire des USA, entre guerre d’indépendance, guerre civile et guerre mondiale, c’est une affaire de génération, comme Hitler fut estafette dans l’infanterie, Mussolini bersaglier et Churchill officier de cavalier). En Europe on ne peut comparer aux cas des trois présidents US ni Horty en Hongrie, Pilsudki en Pologne, Mannerheim en Finlande ou même Franco en Espagne ; c’est l’exemple du Général de Gaulle qui vient à l’esprit, à la fois théoricien brillant, tacticien sur le terrain moyen et homme politique historique. Sa « grande stratégie » était ancrée dans l’Histoire nationale et en particulier les visions capétiennes, ce qui le conduisit à délaisser l’Outre-Mer pour se fixer sur l’Europe, l’expansion coloniale n’ayant été qu’une parenthèse orientée par la rivalité avec le Royaume Uni puis la nécessité de déborder le verrou prussien.6

  • Le premier président, Georges Washington, fut un des pères fondateurs et l’artisan de la victoire militaire sur la Grande Bretagne et de la mise en place de l’Union des treize colonies en un État continental. Il fut généralissime des forces insurgées et, avec l’appui indispensable de l’armée et de la marine royale de France, conduisit à la reddition des forces terrestres britanniques grâce à une stratégie navale exploitant l’obstacle océanique et concrétisant les manœuvres à terre. Cette défaite a conduit les Britanniques à privilégier la stratégie périphérique ou indirecte, que leur dimension maritime permettait et que leurs ressources internes limitées imposaient7. Elle a également favorisé le modèle politico-militaire de la Coalition chez les Anglo-saxons. L’armée à l’époque était une entité temporaire imposée par la nécessité et réduite à une capacité minime d’intervention extérieure localisée au moindre coût (modèle assez comparable à celui des armées romaines républicaines avant les reformes de Marius).
  • 18ème président des USA, Ulysses Grant fut également généralissime des armées fédérales et vainqueur de la rébellion sécessionniste (Civil War) au terme de batailles terrestres rendues possibles grâce à l’étranglement de la Confédération par blocus, océanique et fluvial. Il fut le président qui permit une Union définitive des États d’Amérique (quoique ?). La guerre de Sécession est la première guerre industrielle, portant en germes le complexe militaro-industriel et donnant aux interventions militaires un rôle capital dans la politique internationale. Grant a aussi incarné la philosophie de guerre totale et de bataille frontale appuyée par une stratégie indirecte préparatoire, qui caractérisera l’art militaire US par la suite. L’armée fédérale fut rapidement dégonflée pour pouvoir se cantonner à un rôle de conquête intérieure avec une capacité d’intervention internationale limitée. La guerre avait cependant démontré la capacité des USA de mobiliser et mettre en place une armée considérable sur un mode industriel, et de dissuader les grandes puissances d’alors, France (cf. Mexique) et Espagne, par exemple. Cela a amplifié le balancier traditionnel entre isolationnisme et interventionnisme qui caractérise toujours la politique états-unienne.
  • Dwight Eisenhower fut généralissime des armées alliées en Europe, organisateur de la plus grande opération amphibie de l’histoire militaire. 34ème président des USA devenus leader occidental, tête d’alliances militaires planétaires et première puissance industrielle et scientifique du Globe, en concurrence avec l’URSS post-stalinienne. Il dut gagner la paix après la victoire militaire. Seul véritable militaire de carrière des trois, ce fut celui qui insista sur la menace du lobby militariste, alors que l’armée fédérale, après une réduction drastique en 1945 (problématique en Corée) était devenue un instrument incontournable de la politique internationale (implantation massive en Europe, construction d’un capacité nucléaire), profondément implantée dans le paysage industriel états-unien, inaugurant des relations inédites avec le complexe industriel et financier et avec le personnel politique.(ce qui peut faire songer à l’implication croissante des militaires professionnels dans la politique impériale romaine à partir du IIème siècle après JC).

La grande stratégie états-unienne a connu une évolution en trois phases qui correspondent à ces trois présidents de trois périodes clefs de l’histoire des USA. En les étudiant, il se dessine un patron commun :

Premier principe : Le but final recherché est toujours la satisfaction des intérêts états-uniens. Il s’agit là d’un truisme qui n’est rappelé que parce que la propagande s’efforce de le masquer derrière des justifications juridiques, diplomatiques ou morales. La doctrine US affirme généralement que l’action de Washington vise à la protection du Monde occidental, voire de la planète. Dans le premier cas, il faut plutôt y voir la manifestation d’une hégémonie. Le positionnement apparent du président Trump vis-à-vis de ses partenaires européens semble remettre en cause cette cette vision, mais l’avenir dira s’il ne s’agit pas d’une posture pour durcir les conditions de participation des États vassaux à l’Alliance.

Deuxième principe : La stratégie de la puissance états-unienne se conçoit donc systématiquement à l’échelle planétaire, qu’il s’agisse de sécuriser le territoire américain ou de s’imposer au-delà. Depuis que le territoire fédéral est considéré comme sécurisé (la dernière attaque extérieure via le Canada et une opération amphibie remonte à 1814) la stratégie US semble avoir alterné entre volonté expansionniste et isolationnisme (Cf. Doctrine Monroe). En réalité toutefois, la focalisation sur l’intérieur n’a pas nécessairement signifié la paix, puisque la prédation interne s’est faite par la guerre contre les Amérindiens lors de la conquête de l’Ouest, contre les Mexicains, puis dans une guerre civile contre les États du Sud. De plus, il apparaît que la résorption des problèmes économiques et financiers locaux s’est finalement réalisée par le recours à la guerre extérieure. C’est ainsi que la guerre de 1941-45 a en réalité sauvé le New Deal en stimulant l’industrie de guerre, que le leadership politique post 1945 a permis Bretton Wood et la dollarisation universelle, que la rivalité politico-économique des États européens fut neutralisée, que la guerre froide permit l’accaparation des ressources d’états décolonisés, la vassalisation d’états indépendants via la politique d’alliance (OTAN contre l’URSS, OTASE dissoute en 1973 mais en cours de relance via l’AUKUS en 2021 contre la RPC) et la multiplication des bases appuyées sur le développement d’une marine de guerre hypertrophiée. Les présidents Wilson (pour la SDN) et FD Roosevelt ont incarné cette tendance universaliste qui s’est teintée de croisade dans le cadre de deux conflits mondiaux susceptibles de déboucher sur une unification hégémonique de l’Eurasie, forçant l’intervention américaine.

Troisième principe : La stratégie construit un continuum qui ne sépare pas les types d’actions (diplomatique, économique, militaire…) mais les adapte à la cible. La démarche est applicable en interne aussi bien qu’à l’international. Cette intervention est multimodale et protéiforme. La diplomatie s’appuie sur la menace ou l’exercice effectif de la force, l’attraction économique (corruption directe ou indirecte, sanctions officielles ou clandestines, espionnage industriel et rachats des pôles compétitifs ou d’excellence étrangers…) et la subversion culturelle (American way of life, emploi des médias, déracinement culturel et conditionnement des populations, séduction ou destruction de leurs élites…).

Quatrième principe : La stratégie recourt comme mode d’action à la notion d’alliance ou de coalition contre une menace désignée, identifiée ou supposée, voire fabriquée. Il est impératif d’identifier (ou de créer) une menace commune, suffisante pour balayer les réticences et imposer l’adhésion. Cet ennemi justifie à la fois les mesures de politique interne répressive, le renversement d’états non collaboratifs, le renforcement de l’appareil militaire et donc l’investissement massif dans la production de guerre. Le régime d’urgence exceptionnel permet en outre de faire taire les oppositions et les éventuelles dénonciations de corruption facilitée par les liens entre industrie, politiques et militaires. Il faut ainsi créer un sentiment de peur, justifiée par la menace, réelle ou fabriquée, afin d’imposer un consensus autour de « valeurs communes » confondues avec des intérêts partagés. Cela est facilité par le travail de manipulation sociale et culturelle déjà mené avant la phase de crise.

Cinquième principe : Au-delà des apparences, la stratégie n’est donc pas réactive, mais doit s’inscrire dans la durée dans le cadre d’une programmation. Malgré l’accélération de l’Histoire, de plus en plus rapide avec l’apparition des nouvelles technologies, les mécanismes psycho-sociaux impliqués nécessitent un temps de maturation et une planification à long terme. La tendance à la focalisation sur le « buzz », la fragmentation de la capacité de réflexion, le bombardement permanent par des données et informations en flux continu, permettent de camoufler la stratégie globale, par un effet disruptif de sa logique interne. La mise en place doit être préparée minutieusement en amont de la mise en œuvre, les conséquences possibles / prévisibles en aval étudiées, pour faciliter la suppression des résistances et l’imposition du schéma au-delà des apparences prévues. L’excellence logistique états-unienne s’accompagne d’une forte tendance à la planification du modèle militaire US, qui emprunte en cela à Moltke, à l’école scientifique française de la 1ère GM et aux penseurs russes puis soviétiques de l’art opératif (qui a assez largement inspiré la doctrine de l’Air land battle). Le paradigme militaire US retient des éléments de la pensée de Clausewitz, et de Jomini et les principes définis par Foch. La géopolitique maritime de Mahan et l’importance de la maîtrise de l’air de Douhet sous-tendent toujours la vision US ; les travaux de Boyd sur l’action sur l’esprit des décideurs adverses (extrapolation de sa boucle OODA), approfondissement technologique de la pensée de Sun Tzu et la « révolution militaire », continuent à animer les armées US. Face à la guérilla, qui correspond mal au modèle frontal, les études de Petraeus n’ont pas hésité à emprunter aux Français (Lyautey, Galula, Trinquier, Hogard) ou aux Anglais (Lawrence, Kitson, Liddel Hart pour la stratégie indirecte). Enfin, la grande stratégie (ou stratégie de guerre) est naturellement en lien avec la diplomatie et la politique où l’on doit signaler l’influence de Kissinger dont l’action comme State secretary et conseiller des présidents s’est étendue sur la seconde moitié du XXème siècle, de Brzezisnky, qui a modernisé la notion du Rimland de Spykman et celle d’endiguement, ainsi que l’influence de Luttvak.

Sixième principe : La stratégie n’est pas ouvertement affichée, mais au contraire dissimulée derrière des argumentaires et des narratifs qui impliquent une vision émotionnelle, simplifiée et moralisatrice, et généralement un paravent juridique. Ce mécanisme psychologique activé suppose mauvaise foi et bonne conscience (comme dans le cas de la lutte révolutionnaire / subversive). Il en résulte que les traités et négociations sont souvent de simples habillages juridiques et médiatiques, qui ne sont pas fiables, un problème évidemment majeur dans les relations entre puissances concurrentes. Apparemment guidées par le Droit, l’intérêt général, la morale ou même l’idée du Bien, les décisions correspondent à des intérêts, parfois masqués ou présentés avec malice, imposant un décryptage délicat à expliquer. La personnalisation caricaturale et simplificatrice est un des moyens de tromper l’opinion et fausser l’analyse dans ce cadre. C’est une Realpolitik abusivement parée des atours de la Morale.

Septième principe : La stratégie est hautement plastique, attribuant un rôle d’ennemi ou d’allié en fonction des intérêts propres des USA et permettant des renversements que le traitement médiatique doit permettre de justifier ou de faire oublier. Les objectifs sont toujours les intérêts états-uniens, perçus comme ceux de la classe dirigeante au travers d’indicateurs de profit. Cela peut se faire par des actions bénéfiques aux partenaires, ou néfastes pour ceux-ci, indifféremment. La pratique de l’alliance ne doit servir que les intérêts du leader, permettant abandons, revirements ou désengagements sans état d’âme. Il en découle que la figure de l’ennemi n’est pas définitive, mais peut évoluer temporairement ou durablement. L’affrontement n’est justifié que s’il conduit à un gain. La durée nécessaire à la stratégie n’est pas proportionnelle à la pérennité des associations ou oppositions, qui se définit en fonction du rendement économique et financier, à un degré moindre, de la rentabilité médiatique et politique. Il apparaît donc que si la guerre demeure la continuation de la politique par d’autres moyens, la perméabilité des milieux politiques et du Complexe militaro-industriel influe largement sur la grande stratégie US, instrument d’hégémonie et de profit hérité du Royaume Uni et développé avec constance par les États Unis d’Amérique.

Nombre d’analyses ou de jugement pêchent car ils reposent sur l’instantanéité, qui empêche de comprendre les aboutissants faute d’en connaître les tenants préalables. Ainsi, le facteur temps explique que des défaites apparentes puissent porter en germe une victoire finale, ou à l’inverse que des succès ponctuels masquent en réalité des causes de défaite à plus ou moins long terme. Faute de cet éclairage, beaucoup de déclarations ou d’attitudes sont incomprises. Le traitement médiatique des opérations militaires en Ukraine a ainsi été particulièrement indigent, à la fois parce qu’il relevait de la propagande et aussi parce qu’il négligeait généralement ce critère. Pour ce qui est de l’armée russe, la nécessaire mise en place de changements organisationnels, les replis opérationnels ou les choix tactico-techniques n’ont généralement pas été compris, y compris de la part de commentateurs spécialistes (les fameux « Gamelin de plateau »).

Malgré les évolutions historiques, les alternances politiques voire les oppositions idéologiques, le canevas décortiqué supra demeure applicable. Il doit permettre de faire face aux changements profonds de paradigmes, actuellement la remise en cause de l’hégémonie occidentale et l’apparition de nouvelles forces mondiales.

L’analyse de cette méthode permet de mieux comprendre la politique étrangère des USA à l’encontre de la Russie depuis l’effondrement de l’URSS et en particulier l’œuvre de reconstruction du Président Poutine et surtout la vision qu’il a décrite en 2008 suite au refus constant du pôle occidental d’accepter la main tendue et la volonté de Washington d’appliquer les idées du rapport Wolfowitz. C’est à la lumière de ces différents éléments que l’on doit interpréter les informations diffusées par les deux parties à propos de l’affrontement en Ukraine, telles que les offensives et contre-offensives, retraites, options de bombardement, négociations réelles ou supposées, cessez-le-feu, mobilisations et les divers discours relayés par les médias de part et d’autre.

Cela éclaire à la fois l’attitude passée du Président Biden et sa continuation dans les faits de celle du Président Trump, mais aussi les choix de ce dernier vis-à-vis de l’Union Européenne, du Royaume Uni et de son premier ministre, du Président Zelensky, ainsi que ses nombreuses déclarations parfois contradictoires ou apparemment insensées. Il apparaît en effet que la « méthode Trump », à la différence de celle étonnamment linéaire et transparente du Président de la Fédération de Russie, respecte les différents critères de la grande stratégie US mais en affichant plus ouvertement et brutalement ses intérêts. Cela est apparemment susceptible de désarmer moralement une partie de l’opinion russe, par intérêt (Liberalnyi et responsables économiques) ou naïveté. La réponse du Kremlin doit en tenir compte, en s’efforçant de préserver les intérêts vitaux de la Fédération, mais sans faire perdre la face au possible partenaire étasunien, ni inquiéter les autres parties comme la RPC, et en opposant des contre-mesures actives à la subversion dans les diasporas sur le territoire de l’Union et aux actions de guerre de Kiev. L’Union européenne apparaît désormais sans crédit dans ce cadre, seule la relance industrielle allemande via une industrie de guerre pouvant délivrer un effet majeur sur la Russie.

Cela ne permet aucunement de se lancer dans le jeu risqué des prédictions, mais laisse néanmoins augurer d’une évolution plutôt pessimiste de l’affrontement en cours.


Notes

1. Les « assauts de masse » évoqués par la propagande occidentale, réminiscence de celle du Reich lors de la 2ème GM, concernent en réalité des actions menées par groupe de 5 ou 6 hommes, car même un combattant isolé peut désormais être pris à partie par un drone tant ceux ci se sont multipliés. Les détachements Shturm ont été développés par l’ex Wagner, sur le modèle des Stosstruppen de la 1ère GM et grâce à la culture de forces spéciales des membres du groupe qui convenait bien à l’infanterie légère.

2. Alors que le combat s’atomise en affrontements entre faibles quantités de troupes (v.supra) la conduite de la guerre a conduit à un mouvement inverse de retour aux formations administratives et de commandement plus importantes. Inspirés par les Brigades et les bataillons occidentaux, les BTG russes, bien adaptés à l’intervention Outre Mer voire à la contre-insurrection, se sont avérés trop légers pour la guerre de haute intensité qui postule un retour à la masse et à la durée. Cela a conduit a une réorganisation de l’articulation des forces et du commandement « ternairisé » en 2010 et à un nouveau modèle, qui emprunte à la fois au système divisionnaire, au principe d’association de forces multi-rôles Inter-armes, à une gestion de la logistique et des réserves dans la profondeur et aux nouveaux modes de combat évoqués dans la note précédente.

3. A noter que ces précédents historiques n’ont pas connu l’arme nucléaire qui fait peser une menace existentielle et impose un contrôle très strict du Militaire par un Politique lucide, critère qui semble assuré au niveau du chef d’État russe mais peut inquiéter chez ses homologues occidentaux.

4. L’Union Européenne, construite malgré la volonté du peuple, non plus comme une zone de libre-échange mais comme une construction politique et désormais un bloc militaire, se vantait d’apporter liberté, prospérité et paix. En 2025, le bilan est négatif, le totalitarisme administratif a supplanté la dictature politique comme moyen de contrôle, les économies sont en berne et le spectre de la guerre est évoqué avec de moins en moins de retenue par les dirigeants. Ce constat résonne sinistrement en écho du triptyque orwellien de l’ANGSOC in Nineteen Eighty Four « La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force ».

5. On se reportera aux analyses de Spykman, Zbrezinsky, Mearshermer, Todd ou Douguine, aux confins de la géopolitique et de la philosophie politique.

6. Sa culture historique lui permettait de comprendre que les Britanniques, puis les États-uniens ont toujours eu pour politique de créer une alliance pour empêcher une puissance rivale (France, Espagne, Allemagne) de fédérer l’Eurasie. A ce titre on rappellera que Londres a mené sept coalitions de 1792 à 1815 et que l’Empire russe, après avoir rapidement retiré ses troupes en 1814, a pesé pour empêcher que la France ne soit trop lourdement sanctionnée lors du Congrès de Vienne de 1815. Cela n’a pas empêché Paris de se joindre aux Sardes et Britanniques contre la Russie en Crimée 35 ans plus tard, avant de revenir à une alliance Franco-russe face aux périls britanniques et prussiens, entraînant St Petersbourg dans la première guerre mondiale. La volonté gaullienne d’équilibre entre les blocs trouve certainement ses racines dans ces réalités historiques, qui relèvent du temps long et de la grande stratégie, par delà les régimes.

7. Les stratèges britanniques privilégient l’approche indirecte (Lawrence, Liddel Hart, Wingate, Kitson), incluant le terrorisme et l’action clandestine, alors que les militaires US, qui en ont les moyens, privilégient l’écrasement direct de l’ennemi. Cette opposition doctrinale a été nette durant la 2ème GM, moins dans l’après-guerre vouée aux luttes périphériques et subversives, et elle réapparaît en Ukraine où Londres tient un rôle prééminent.

Olivier CHAMBRIN

One thought on “Essai de rapport de situation sur l’évolution stratégique : la grande stratégie US 2/2

  • Il est très juste de rappeler le rôle prééminent des britanniques en Ukraine, de leur doctrine qui a essaimé chez leur fils prodigue américain , notamment celle de Mackinder … qui n’est pas cité d’ailleurs.

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