Comment une société non seulement sécularisée, mais antireligieuse comme la société russe soviétique a-t-elle pu, quasiment du jour au lendemain, retrouver le chemin de la foi et devenir une des sociétés les plus pratiquantes d’Europe ? Pour la « pensée Sciences Po » officielle, mais aussi pour certains auteurs importants, comme Alexandre Zinoviev, l’affaire est entendue : la foi chrétienne dans la Russie contemporaine est essentiellement artificielle, impulsée d’en haut , et pour ainsi dire une nouvelle idéologie – un discours auquel il n’est pas nécessaire de croire pour l’adopter. Alain Besançon donne ainsi la formule de ce standard, qui fait partie des lieux communs russophobes : « Poutine a remplacé le communisme par l’Orthodoxie » .


Source : Ouest France

Il est évident que les références à l’Orthodoxie sont fréquentes dans le discours officiel russe, et que l’Orthodoxie a retrouvé la dimension identitaire qu’elle a joué en Russie depuis les origines de l’Etat russe au Xème siècle. La position officielle sur le thème de la religion est pourtant plus nuancée et différente : la Russie est un Etat multiconfessionnel, ou les grandes religions pratiquées traditionnellement sur le sol russe, le christianisme orthodoxe, le judaïsme, l’Islam sunnite et le bouddhisme lamaïque, ont une place privilégiée. Le président Poutine a ainsi tenu à ce que la Russie devienne membre observateur de la Conférence islamique (un fait significatif rappelé par Hélène Carrère d’Encausse dans « La Russie entre deux rives »). L’idée d’un christianisme artificiel et imposé ne supporte guère l’épreuve de la fréquentation de la société russe réelle : sur place, il faut se rendre à l’évidence d’une société russe qui est restée largement chrétienne tout au long de la période soviétique, malgré les persécutions … ou peut être grâce à elles. Si le « socialisme athée » du XIXème, une lente sécularisation et surtout le consumérisme contemporain sont parvenus à marginaliser la vie chrétienne en Occident, le « commissaire à la blouse de cuir » a échoué en Russie. C’est ce mystère qu’il convient d’expliquer, et ce d’autant plus que dès la fin des années 20, l’Eglise visible cesse pratiquement d’exister en Russie.
Il existe relativement peu d’ouvrages en Français sur le thème. On notera le livre admirable de Pierre Pascal, « La religion du peuple russe » (1973), et celui du théologien Nikita Struve « Les Chrétiens en URSS » (1963). Ce dernier, qui semble porter directement sur la question, déçoit pourtant: adoptant une perspective polémiste anti-soviétique, l’auteur fait avant tout l’histoire de la persécution, de ses flux et reflux, et constate avec joie son échec à extirper la foi chrétienne, sans véritablement décrire les mécanismes concrets de cette permanence.
Pierre Pascal apporte plus de clés. Il nous rappelle que dès le dix-neuvième siècle, le pope, presque aussi ignorant que ses ouailles, mais fonctionnaire, est largement méprisé et honni des masses paysannes. La religion du peuple russe est largement une religion privée. Il est tentant de rapprocher la foi orthodoxe populaire de celle des Vieux-Croyants schismatiques – explicitement sans Eglise institutionnelle (« bezpopovtsi » – sans popes). Ce caractère privé, non institutionnel, de la foi, de l’Orthodoxie après les réformes de Pierre le Grand, explique sans doute en partie pourquoi les masses ont assisté bien souvent avec une relative indifférence à la destruction de l’Eglise visible, sans pour autant renier leur foi. On se rappelle ainsi d’une scène frappante du Pré de Béjine d’Eisenstein, ou les paysans assistent sans broncher à la destruction de l’église de leur village, mais sont réticents à livrer leurs icônes aux commissaires.
Selon les familles que j’ai pu interroger, la foi s’est ainsi essentiellement maintenue dans les campagnes, parmi les paysans des kolkhozes, qui ont conservé les icones domestiques de leur isba et leur vision du monde, tandis que la vie chrétienne s’effaçait largement des villes. Elle y retournera avec l’exode rural massif des années 80 et 90, au moment où l’emprise à la foi du kolkhoze et de l’idéologie se desserrent. Au sein du monde paysan, c’est essentiellement la transmission mère/fille, ou plutôt grand-mère / fille, qui a assuré la permanence de la foi, et la pratique très répandue, voire standard, du baptême (secret).
Pour l’anecdote, le baptême secret, c’est à dire non transmis aux Autorités mais consigné dans les registres de l’Eglise, coutait plusieurs fois plus cher que le baptême « normal » (selon la dialectique risque / rentabilité chère aux théoriciens libéraux tout comme, visiblement, aux popes soviétiques qui violaient la loi). Le secret, bien que couteux, était massivement choisi par les familles. Une publicité autour du baptême entrainait en effet inévitablement les tracas du komsomol, du comité local du Parti, la marginalisation au sein du collectif professionnel et l’arrêt brutal des espoirs de carrière. Le baptême apparaissait à la fois comme obligatoire (selon les normes toujours admises dans les familles d’origine paysanne) et interdit – une situation bien typique de l’absurde à la soviétique.
Seules les grand mères, qui n’avaient rien à perdre et étaient laissées à l’écart de la « fabrication de l’Homme Nouveau », pouvait ouvertement et sans risques fréquenter les églises ouvertes, pas si rares dans les villages après-guerre. Ce faisant, elles transmettaient la foi chrétienne à leurs filles et petites filles en même temps que les icônes familiales. La catastrophe du libéralisme des années 90, avec son lot de criminalité, de vols dans les villages et de trafics massifs d’icônes, n’a peut-être pas moins atteint la foi privée que les grandes persécutions bolchéviques des années 20 et 30.
C’est ainsi une sociologie de la foi – privée, paysanne, féminine – qui nous donne la clé du mystère envisagé plus haut.

 

Gilles Pelissier

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5 thoughts on “Comment la Russie a gardé la foi

  • Monsieur Moreau, si vous le voulez bien, la Russie ne defend pas l’Europe contre l’occident, elle defend la civilisation orientale, et, par suite, indirectement, la civilisation occidentale, contre la barbarie anglo-saxonne, comme la FRanc a abattu la barbarie wisigothique, a la bataille de Vouille, en 507.

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  • Comment la Russie à garder la foi revient à se demander si un pays peut vivre sans religion, la réponse est non . La religion est nécessaire à l’existence de l’altruisme et de la sincérité, entre autres, qualités indispensable à la vie en groupe. Ca c’est pour le côté pratique, utile de la religion.

    Mais la religion est surtout naturelle, normale, bien qu’elle implique des obligations.
    Elle découle de ce fait relativement évident qu’ il y a un Grand Horloger, il s’occupe de son horloge, et l’horloge doit servir son fabriquant sinon elle part à la ferraille ou bien elle est mise en kit et ses pièces éparses servent à réparer de nouvelles pendules (cf dépeçage et éclatement des pays ou famille sans morale autres qu’économiques de Rome à l’URSS). L’argent peut unir, mais divise souvent.

    L’URSS a essayé le tout athée, a échoué, cette première dans l’histoire mondiale à cette échelle n’a pas du chercher très loin les raisons de son échec, un peu de bonne foi, et de lucidité , ce qui ne manque pas à l’ homme de l’est quand il veut, ont aidées.

    Les raisons techniques de surface de la survie de l’orthodoxie passent aussi par cette question comment persuader le citoyen qui bosse toute sa vie qui a une isba, ou un appartement exigu, un fusil, et deux fourrures, que sa vie ne sert à rien que le monde dans lequel il évolue est un grand machin hasardeux fruit du hasard sans règles ni étalon en contradiction totale avec ce qui se déroule constamment sous ses yeux.

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    • Le Créateur veille sur ses brebis qui ont de la valeur à ses yeux et Il a donné son Fils unique pour sauver les brebis. Il suffit de lire la bible et de donner son cœur à Jésus pour savoir que nous ne survivrons pas sans Lui.

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  • La Sibérie manque d’hommes.
    Le patronat allemand cherche à étendre sa puissance.
    L’Europe est dans un hiver démographique.
    Le bobo narcissique ne rêve plus que par son corps (important).
    Les peuples comprennent le Grand Remplacement
    La Chine à l’Est est le marché.

    De la Science Fiction :
    Alors des utérus artificiels stoppent la nécessité de la traite négrière mondialiste, et fut trouvé aussi l’élixir de jouvence.
    Ainsi naquit l’État Total Continental du HinterLand, méprisant le consumérisme gadget du libéralisme, car les narcissiques ultimes de la Modernité avaient plus besoin de l’Etat pour sauvegarder leur nouvelle espèce, que du dernier Iphone où de nouvelles Nike proposés par l’oligarchie mondialiste sans division militaire…
    L’aliénation primordiale de l’homme avait trouvé sa négation dans l’Etat, et non dans le Marché et le bétonnage immigratoire.
    La Russie manque d’hommes, le prolongement de la vie est solution de puissance, et vision métaphysique, bien mieux qu’une religion, que l’Histoire, une race, une nation, où une culture.

    Quand Douguine cherche le 4ème Dasein…
    Le lansquenet est un cyborg, le Pape un généticien russe.

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  • Le pope est la négation utile de la déconstruction voulue par le libéral libertaire comme arme du mondialiste.
    .
    Seulement après vient la négation de la négation, et Poutine l’a-t-il vue l’avenir sans être halluciné du Passé ? Sûrement car il a été biberonné au marxisme.
    .
    https://fr.sputniknews.com/russie/201710211033551264-poutine-technologie-genie-genetique/
    .
    Le bobo narcissique à vomir devint junkie à l’élixir de Jouvence,
    L’utérus artificiel repeupla la Sibérie de tant de Roy Batty,
    Et l’Armée Rouge eut allégeance de l’Armée Blanche.
    Ainsi le Hinterland continental du tsar fut bâti,
    L’État total gardien de la nouvelle espèce,
    Eurasia la forteresse de l’Unique.

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