Nous sommes rentrés depuis la chute du mur de Berlin dans une ère de fortes turbulences.
A contrario des propos de Francis Fukuyama qui prédisait la « fin de l’histoire », nous assistons à un retour à vitesse grand V de l’Histoire, ou à tout le moins à une vraie histoire, au sens classique du terme.

Après la chute du mur de Berlin, les Etats-Unis n’ont plus eu d’ennemi à leur hauteur, ils élargirent donc l’empire ; mais ensuite ils ont, dans un monde en déséquilibre, où les rapports de force se reconfigurent constamment, rencontré des résistances de plusieurs types :

  • conomiques : le modèle des BRICS représente un contre-modèle au capitalisme libéral.
  • Politiques : les « Rogue states » (Etats-voyous selon la terminologie du département d’Etat étasunien)  sont en fait des modèles socialisants qui rejettent le système libéral (Vénézuela, Cuba, Corée) et en cela ils gênent la politique étrangère étasunienne.
  • Stratégiques : la Russie (Crimée), la Chine (encaisse-or) ou l’Inde (satellites) opposent une résistance multiforme à l’empire américain.

Dans cette perspective, l’empire s’emballe, et comme une machine folle qui tourne dans le vide, crée ses propres ennemis. Dans un premier temps, l’existence de ces ennemis permet de justifier son « limes », pour ensuite essayer de résorber par des bombardements aériens, directement ou en faisant appel à des armées supplétives, le mal qu’elle a elle-même créé (Benjamin Barber). Cela a été le cas avec le terrorisme islamiste (Al Qaïda et maintenant l’Etat Islamique), les présidents qualifiés de dictateurs(Milosevic, Saddam Hussein, Khaddafi) et maintenant les peuples en lutte (Palestiniens).

Cela amène partout des conflits de plusieurs types et à plusieurs échelles, mais tous plus ou moins directement issus de ce déséquilibre des relations internationales et de ce sentiment des dirigeants étasuniens de dominer le monde. Le résultat est historiquement dramatique : en 2014, plus de 65 pays sur 193 sont en guerre. Lorsque l’on regarde le planisphère, force est de constater que des régions entières sont en conflit : en Afrique du nord, du Mali jusqu’à la Corne de l’Afrique ; au Moyen-Orient de l’Egypte jusqu’à l’Irak ; en Eurasie de l’Ukraine jusqu’ à l’Afghanistan. Partout où l’empire doit défendre ses intérêts, la politique du chaos (Noam Chomsky) amène des pays entiers à la guerre et les entraîne dans la misère.

Dans cette nouvelle configuration mondiale, les frontières héritées de la Guerre froide restent des plaies ouvertes, non cicatrisées, maintenant vifs les conflits en tous genres.

Comme l’a si clairement affirmé en 1995 un certain Zbigniew Brzezinski, les deux principaux empêcheurs de dominer le monde en rond sont la Chine et la Russie: le cœur de la bataille se situe donc en Eurasie, là où depuis la naissance de la géopolitique l’hinterland russe, avec ses ressources colossales, aiguïse les appétits des puissances anglo-saxonnes.

Les Etats-Unis tentent, en soutenant l’irrédentisme ouïgour ou en agitant le chiffon rouge à propos du Tibet, de déstabiliser la Chine ; là encore le Grand Jeu, défini au XIX° par les Britanniques et qui se poursuit aujourd’hui avec les Etats-Unis, est axé sur l’appropriation des ressources (eau du Tibet, hydrocarbures des hauts plateaux de l’ouest chinois) et le contrôle de certains points capitaux terrestres (Himalaya) et maritimes (Océan indien, mer de Chine). Mais la Chine, fort de ses  créances conséquentes et tout à sa reconversion au capitalisme, défend ses positions (contrôle du Collier de perles) et rentre dans des alliances stratégiques avec d’autres Grands (Organisation de la Conférence de Shanghaï).

Reste donc la Russie ; le rêve des néos-conservateurs étatsuniens depuis un quart de siècle, clairement cartographié par le sus-nommé Brzezinski, est bien de sectionner la Russie en trois, avec une partie centrale cœur territorial de la Russie historique -ce n’est pas un hasard si le lieu regorge de ressources du sol et du sous-sol. Dans cette vision très liée à la fin du XX° siècle, les dirigeants des Etats-Unis s’obstinent à soutenir, par l’entremise de fondations comme l’Open Society Institute de György Soros ou le National Endowment for Democracy, les mouvements droits de l’hommistes, quitte à former leurs jeunes dirigeants à l’étranger  -le mouvement libéral serbe Otpor entraîné en Hongrie par US Aid. Parfois, lorsque c’est nécessaire, les Etats-Unis arment les mouvements séparatistes ( l’UCK au Kosovo ) ou les Etats alliés (Géorgie).  On peut donc dire que la ligne Curzon Est/Ouest datant de la fin de la Seconde guerre mondiale s’est déplacée plus à l’Est : de Kaliningrad au Monténégro en passant par la Biélorussie et l’Ukraine. Cela tend à confirmer que les ressorts et les stratégies datant de la guerre froide sont encore en action de part et d’autres de cette frontière.

Pourtant, force est de constater que les lignes de fractures, pour reprendre une idée des années 1990 mal interprétée, sont en 2014 plus complexes qu’il n y paraît. Dans un monde aux relations transversales et aux frontières éclatées, les divisions territoriales sont autant internes à un ensemble géopolitique qu’extérieures à celui-ci.

L’affaire ukrainienne est symptomatique de ce Grand jeu reconfiguré selon les concepts actuels. Devant la prise de pouvoir musclée du camp libéral, les autorités russes ont compris, 6 ans après la même tentative en Géorgie, qu’ils avaient affaire à une reprise du bon vieux « containment », lui-même repris de la théorie du «  cordon sanitaire » des années 1920. C’est pourquoi les forces militaires, soutenues par la population civile russophone, tiennent leurs positions coûte que coûte.Mais ce qui est navrant dans cette crise ukrainienne est le niveau de soumission des autorités européennes au diktat américain. Car comment interpréter autrement les sanctions économiques, dictées par le département d’Etat et appliquées sans sourciller par des nations comme la France, après même le cessez-le-feu de septembre dernier ?

En fait nous assistons, aux confins du domine eurasiatique de l’empire américain, à des reconfigurations étonnantes.

  • L’accélération des mouvements irrédentistes dans les Balkans (Hongrois, Albanais) comme en Europe orientale (Abkhazes, Arméniens). En reconnaissant de facto la séparation du Kosovo d’avec la Serbie en temps de paix, le gouvernement étasunien a accéléré l’histoire et redonné goût aux régionalistes de tous poils. L’Union européenne a suivi le mouvement en acceptant, contrairement aux principes de stabilité fixés à la Conférence de Copenhague,  des pays en voie de désintégration !
  • Des lignes de fractures entre religions mais aussi à l’intérieur des religions : musulmans de Serbie, orthodoxes d’Ukraine.
  • Création de zones grises là où des frontières stables étaient recherchées : Chypre, Kosovo, Crimée, Kaliningrad.

En fait les Etats-unis ne contrôlent plus leur empire. Mais en maintenant une logique d’empire, ils ont à la fois affaibli des régions entières sur leur limes (Ukraine), tout en créant des monstres politiques (Etat islamique édifiant le califat, UCK formant la Grande Albanie).

Ils ont réussi à affaiblir l’Europe durablement. Mais l’effet boomerang de leurs créations dantesques ne risquent-ils pas de se retourner contre eux ?

Alexis TROUDE
Académie Internationale de Géopolitique
Université de Versailles St Quentin

Alexis Troude

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