Avec le processus de renouvellement des institutions européennes, nous sommes rentrés dans un cycle d’achèvement contradictoire. Au moment même où l’Union européenne (EU) se trouve contestée, discréditée, elle réalise pourtant l’un de ses objectifs primordiaux devant provoquer un bouleversement d’une nature telle qu’on eût pu penser qu’il soit directement soumis aux populations. Nous voulons évoquer ici brièvement à la fois l’anéantissement du rêve supranationaliste et l’imminence de l’accord pour un marché transatlantique.
Photo : Le Parisien
Un vide politico-stratégique maintenu
La scène communautaire est actuellement occupée par le théâtre des egos : ce furent en mai, l’élection des 751 députés européens, en juin, le lancement, par le Conseil européen, du processus de renouvellement du Président de la Commission européenne, du Haut Représentant pour les Affaires étrangères et du Président du Conseil européen, en juillet, l’élection du Président du Parlement européen, en août, la proposition de la liste des Commissaires proposés par les pays membres approuvée par le Conseil, puis l’Audition des candidats commissaires et l’élection de la Commission en octobre. Tout comme en 2009, le choix des responsables se fait en réalité à partir d’une adéquation toute technicienne et comptable (Homme/Femme ; gauche/droite ; UE15/UE14) : il faut trouver un président de la Commission correspondant à l’orientation donnée lors des dernières élections européennes mais aussi d’un petit pays, ce fut Jean-Claude Juncker (Luxembourg-PPE) ; il faut un poste pour un membre de l’Euro 15 et un des quatre grands, Martin Schulz (Allemand-PSE) sera président du PE ; il faut un poste à un représentant d’un pays nouvellement membre, le polonais Donald Tusk fut propulsé président du Conseil européen ; il faut une femme, l’italienne Frederica Mogherini fut désignée Haut Représentant pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité.
L’UE a, depuis l’origine, théorisé non seulement sa volonté d’impuissance mais également la désincarnation des acteurs de sa « gouvernance ».
Pourquoi ce casting ne correspond-il à aucune stratégie de puissance, ni à une orientation identitaire potentiellement susceptible d’être soutenue par les peuples européens ? Parce que l’UE a, depuis l’origine, théorisé non seulement sa volonté d’impuissance mais également la désincarnation des acteurs de sa « gouvernance ». Le rapport gauche/droite, par exemple ? Là où il devrait jouer le plus, au Parlement européen, un accord institutionnel existe pour sa présidence selon lequel une alternance s’applique entre les deux groupes les plus puissants, les sociaux-démocrates et les conservateurs, tous les deux ans et demi, malgré une « législature » de cinq années. Selon les lobbyistes eux-mêmes, les différences entre PPE et PSE sur tous les dossiers de fond ont l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarettes et les commissaires, centre-gauche ou centre-droit applique une même orientation selon la procédure du consensus. La gouvernance européenne continuée sans changement depuis Maastricht théorise « la dépolitisation comme mode de gouvernement dominant » et un mode de décision qui « ne suppose pas l’existence préalable d’une forte identité civique ». Or les Européens sont au cœur de la crise économique partie des États-Unis (ÉU) et, en géopolitique, l’affirmation de la puissance passe notamment par la volonté et la capacité de se donner les moyens de dépasser les facteurs d’affaiblissement.
Aujourd’hui, certaines évolutions semblent être arrivées à leurs termes. La crise a démontré l’importance des Etats comme acteurs géopolitiques et pôles de stabilité prééminents. L’absence de prise en compte à l’échelon communautaire de la catastrophe démographique qui s’annonce (sur-vieillissement et dépopulation), la question de la représentativité du Parlement européen (taux moyen de participation aux quatre dernières élections européennes largement sous la barre des 50 %), l’effacement de la Commission européenne dans la tourmente, l’inadaptation chronique de la BCE, se satisfaisant d’une croissance molle de la zone euro même avant la crise, la volonté constante de l’UE de dépolitiser par la gouvernance son mode de fonctionnement, l’absence de réponse quant aux fondements de son identité propre liées au processus d’intégration de la Turquie pourtant craint par les peuples, semblent sonner le glas d’une vision téléologique de la construction européenne, alors que le réalisme stratégique commanderait d’adopter une approche plus réaliste des défis du continent. Depuis son origine, l’UE refuse de définir un quelconque critère identitaire la distinguant d’autres acteurs internationaux, elle n’a rien inscrit dans ses textes fondateurs, qui pourrait apparaître comme une spécificité européenne d’aucun ordre que ce soit, culturel, géographique, religieux ou « civilisationnel ». Les seules « valeurs » pourraient tout aussi bien être partagées par toutes les élites modernes et mondialisées de tous les continents : liberté du commerce, recherche de l’expansion et du bien-être, « démocratie, égalité, état de droit et respect des droits de l’homme », etc. Non territorialisée, non nationale, non exclusive mais fortement constructiviste et abstraite, l’Europe institutionnalisée se veut donc une organisation d’intégration économique, monétaire et commerciale à fins de désincarnation et de dépolitisation. L’Europe institutionnelle ne désire pas la puissance, elle la refuse même avec véhémence, comme antinomique de son projet d’intégration Les schémas de pensée de l’Europe fonctionnaliste sont ceux de la « modernité » qui tourne le dos au modèle stable et voit dans l’économie néo-libérale le moteur de l’Histoire. L’autonomie du politique se réduit, celle de l’économique s’hypertrophie. « Le primat de la relation marchande et l’organisation de tous les rapports sociaux comme éléments au service de cette primauté sont au centre du projet européen actuel ».
Le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI)
Dans ce cadre de concurrence de la structure étatique classique, la centralisation supra-étatique vers les institutions européennes, la contestation de la primauté de l’Etat national, la présence d’acteurs non-étatiques, induisent effectivement un dépassement du territoire au service d’un système-Europe avant d’être un système-monde intégrant principalement des relations économiques mais recomposant également l’espace social organisé. C’est dans ce cadre que la Commission européenne a réussi à faire enfin accepter par les Etats-membres un projet qu’elle soutient en vain depuis trente années d’une vaste zone de libre-échange euro-américaine, du New Transatlantic Market (NTM) au PTCI en passant par l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI). Le Livre blanc de la Commission Delors, « Croissance, compétitivité, emploi », montrait déjà la voie en programmant la réorientation du marché du travail et des dispositifs de sécurité sociale vers un système compétitif, dérégulé et flexible, l’Acte unique orientant le marché européen vers une conception libérale fondée sur une ouverture généralisée des frontières et la réalisation du triptyque dérégulation/décloisonnement/désintermédiation dans le cadre de la mondialisation, et, ce, avec le soutien anciennement de l’Union des Confédérations de l’Industrie et des Employeurs d’Europe (UNICE), organisation patronale et principal lobby européen devenue depuis BusinessEurope, notamment constituée des vingt-deux multinationales membres de son Advisory and support group, (auquel il faut ajouter le lobbying institutionnalisé des 500 multinationales ayant à Bruxelles une représentation européenne). La précipitation de la Commission dans l’exercice de son mandat de négociation fut tout à fait révélatrice, et la France par exemple, isolée sur la scène européenne, ne peut sauvegarder qu’une partie de l’exception culturelle sans trouver aucune alliance pour défendre les secteurs stratégiques de l’agriculture, l’industrie de défense, l’énergie et l’ensemble des marchés publics. Les ÉU se servaient déjà du Pentagone pour empêcher la vente d’avions militaires d’Airbus sur leur territoire, de leur influence pour faire rompre par leurs alliés les promesses de contrats de vente de Rafale et de la crise ukrainienne pour désarmer nos chantiers navals : avec le traité ce seront l’ensemble des secteurs stratégiques qui seront sous contrôle.
Le vide géostratégique de l’UE est ontologique, c’est-à-dire que le fédéralisme n’y changerait rien et aggraverait plutôt sa soumission comme le fait la politique d’intégration depuis l’origine.
Cette zone atlantique de dumping généralisé, possède évidemment sa correspondance géopolitique avec l’avancée des structures de sécurité « euro-atlantiques », en direction des Mers Baltique, Noire, Caspienne. L’absence d’une quelconque affirmation identitaire de l’UE, induit son inexistence géopolitique que comble l’omniprésence stratégique et politique américaine en Europe. Le vide géostratégique de l’UE est ontologique, c’est-à-dire que le fédéralisme n’y changerait rien et aggraverait plutôt sa soumission comme le fait la politique d’intégration depuis l’origine. C’est pourquoi, l’UE a avalisé, l’adhésion préalable à l’Otan des pays d’Europe centrale et orientale avant leur adhésion à l’UE en 2004. C’est pourquoi également elle participe aux tentatives de refoulement de l’influence russe de ses zones périphériques, le plus loin possible à l’intérieur du continent eurasiatique et en deçà de ses zones d’influence traditionnelles : Balkans, Caucase, Asie centrale, selon une logique de « grand échiquier » tel que décrit par Zbignew Bzrezinski, dans des représentations géopolitiques à vocation globale d’où découlent des stratégies plus concrètes d’expansion de l’Otan et de l’influence américaine aux frontières de la Russie, en Géorgie et en Ukraine. Assumant sa faiblesse politique, l’UE impose la délégitimation de toute identité forcément discriminatoire en ses éléments distinctifs des autres identités. La zone euro-atlantique permettrait aux Américains d’achever la normalisation européenne (verrou sur toute autonomie stratégique revendiquée par tel ou tel Etat membre, adaptation des forces armées et des industries de défense européennes aux besoins atlantiques, accompagnement « citoyen » de la mondialisation aux cotés des ÉU, qualifiés eux de hard power dans leur rôle assumé d’identification de la sphère d’économie libérale et d’action dans la défense de sa projection mondiale jusqu’aux opérations armées.
Christophe Réveillard
Université Paris Sorbonne/CNRS
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