Le Général Delawarde, interrogé par Xavier Moreau sur RT France, apporte un éclairage politico-stratégique sur les enjeux de la maitrise de cette mer dont l’importance est capitale pour la Russie1:
Quel est le rapport de force militaire en mer noire entre l’Ukraine et la Russie ?
Malgré la perte spectaculaire et très médiatisée en occident de son navire amiral en 2022, et quelques attaques de drones sur les installation militaires de Sébastopol, de Berdiansk et sur le pont de Crimée, le rapport de force entre la Russie et l’Ukraine en mer Noire reste écrasant en faveur de la Russie.
L’Ukraine avait perdu l’essentiel de sa flotte basée à Sébastopol lors de l’annexion par référendum de la Crimée en 2014. Son navire amiral s’est sabordé plutôt que de se rendre. La plupart des marins ukrainiens favorables à la Russie ont rejoint volontairement le camp russe avec leurs navires. L’Ukraine n’a donc plus de Marine militaire autre que fluviale, à ma connaissance.
Par ailleurs, avant le déclenchement de l’opération spéciale, en février 2022, la Russie a très intelligemment et avant la fermeture des détroits, fait rentrer en mer Noire une dizaine de Navires de la flotte du Nord à l’occasion d’un exercice naval. Parmi ces derniers figuraient 6 navires de débarquement et 1 sous marin.
Sur le plan aérien, la Russie a, sans conteste la quasi-totale maîtrise du ciel.
Toutefois, sur le plan du renseignement, l’Ukraine bénéficie des renseignements de l’OTAN de sources aérienne et satellitaire et d’un grand nombre de drones principalement aériens mais aussi navals. A partir de la côte dans la région d’Odessa, les forces ukrainiennes peuvent aussi intervenir avec des missiles antinavires, des drones et des missiles de croisière, que les russes ont appris à détecter et à neutraliser.
En conclusion, les russes ont un contrôle quasi total sur la navigation en mer Noire à partir et à destination de l’Ukraine, mais un ou plusieurs coups ukrainiens heureux ne sont pas à exclure.
Quel est le poids militaire de la Turquie ? L’OTAN peut-elle compter sur elle ?
La Turquie est la 2ème Armée de l’OTAN, derrière les USA, en terme d’effectif, et ce sont justement les effectifs qui manquent le plus au camp otano-kiévien.
Cependant la Turquie, jalouse de sa souveraineté, s’est montrée rebelle à plusieurs reprises, vis à vis des USA et de l’OTAN: notamment pour l’achat des S-400 russes, le veto à l’adhésion de la Suède qui n’est toujours pas officiellement levé et le retard apporté à l’adhésion de la Finlande.
Erdogan se souviendra longtemps qu’il a été sauvé par les russes d’un coup d’état monté contre lui par son allié US. Il se souviendra aussi qu’aux dernières élections présidentielles turques, les médias occidentaux faisaient campagne contre lui. Il se souviendra enfin que, lors de l’exercice d’état-major de l’OTAN Trident-Javeline du 17 novembre 2017 en Norvège, la Turquie et son président d’alors, Erdogan, figuraient sur la liste des ennemis de l’OTAN. Erreur humaine très révélatrice d’un officier norvégien qui avait entraîné le retrait de l’exercice de la représentation turque, malgré les excuses de la Norvège, organisatrice de l’exercice.
Ne pas oublier non plus que la Turquie est le seul pays de l’OTAN qui soit un partenaire de discussion de l’Organisation de Coopération de Shangaï depuis onze ans.
Dans ces conditions, l’équilibriste Erdogan, qui défend avant tout l’intérêt de son pays et qui apprécie Poutine, ne peut être et n’est d’ailleurs pas considéré comme un allié fiable pour l’OTAN, un allié sur lequel on peut toujours compter.
Parlons des deux « petits » de l’OTAN que sont la Bulgarie et la Roumanie, quel est leur poids dans la zone ?
Le poids économique et militaire de la Bulgarie et de la Roumanie est évidemment lié à leur poids démographique. Ces deux petits états comptent, à eux deux 26 millions d’habitants.
S’agissant de la Bulgarie, très dépendante de la Russie pour ses importations énergétiques, elle n’est naturellement pas encline à se fâcher trop fort avec Moscou qui reste son premier fournisseur, toute catégorie de biens confondus. Pour l’année 2022, en Bulgarie, les importations russes en valeur ont plus que triplée à 6,15 milliards d’euros par rapport à 2020 (1,92 milliards d’euros).
La Roumanie est beaucoup moins dépendante de la Russie que la Bulgarie. Pour autant, elle n’a guère de velléité d’intervenir seule contre la Russie parce qu’elle n’en a pas les moyens militaires. Son pouvoir de nuisance anti-russe se limite donc à faire transiter l’approvisionnement de l’Ukraine en armes occidentales et à transférer aux forces ukrainiennes des matériels de fabrication soviétique en service dans ses forces armées.
Tout cela est connu mais la Roumanie reste prudente.
Quelles sont les conséquences de la fin de l’accord céréalier et des bombardements russes sur les infrastructures portuaires à Odessa ?
La fin de l’accord céréalier et les bombardements d’Odessa vont réduire considérablement, si ce n’est stopper le trafic maritime à partir de ou à destination d’Odessa. Rares sont les armateurs et les assurances qui accepteront de courir des risques de navigation en mer Noire, considérée, à juste titre, comme le poumon de l’Ukraine .
L’Ukraine sera donc obligée d’exporter par voie terrestre ce qu’elle exportait par voie maritime. Mais certains pays frontaliers refusent le transit des céréales Ukrainiennes par leur territoire au motif qu’elles concurrencent leur propre production. (Pologne, République Tchèque)
Ces difficultés de navigation vont se traduire par une hausse des cours céréaliers sur les marchés et une hausse de l’inflation plus sévère en occident, mais aussi par des difficultés pour les pays en développement importateurs de céréales. Ces difficultés, l’occident va tenter de les instrumentaliser au détriment de la Russie, en lui faisant porter le chapeau de toute la misère du monde. La Russie va très probablement faire des annonces au prochain sommet Russie-Afrique pour montrer à quel point elle se soucie de l’approvisionnement en céréale de l’Afrique. Elle dévoilera une partie des mesures qu’elle entend prendre pour tenir ses engagements vis à vis des pays en développement.
L’Ukraine a-t-elle la capacité d’imposer un blocus des ports russes comme elle le prétend ?
Absolument pas. Toutefois, elle a la capacité de réussir « un ou plusieurs coups» avec l’aide du renseignement et de l’armement otanien qui lui sont gracieusement fournis. Ce ou ces coups viseraient à démontrer que la navigation en mer Noire au profit de la Russie n’est pas sans risque, et à compliquer le trafic maritime à partir ou à destination des ports russes de la mer Noire.
L’idée de Vladimir Poutine de créer un hub gazier avec la Turquie vous parait-elle réaliste ?
L’idée de Vladimir Poutine de créer un hub gazier avec la Turquie me paraît une excellente idée pour deux raisons :
- C’est un accord gagnant-gagnant. Ankara pourra ainsi élargir sa zone d’influence et renforcer ses leviers de pression en Europe, en Russie, dans le Caucase, au Proche-Orient et dans l’ensemble de la région méditerranéenne. Elle pourra aussi renforcer son économie. La Russie trouve un nouveau moyen de contourner les sanctions occidentales tout en améliorant sa relation, déjà bonne, avec la Turquie.
- Une large part de l’infrastructure est déjà en place avec notamment le Turkish Stream.
Le canal d’Istanbul vous parait-il une perspective raisonnable ?
Le projet de canal d’Istanbul qui relierait la mer de Marmara à la mer noire en doublant le traditionnel passage des détroits est l’héritier de projets beaucoup plus anciens, multiséculaires pour certains, qui ont tous été abandonnés, souvent faute de moyens.
Ce projet aujourd’hui très controversé pour des raisons écologique, politique et économique est un vieux rêve relancé par Erdogan, il y a une quinzaine d’années. Le 27 juin 2021, le président Erdogan a posé la première pierre du premier ouvrage.
La durée des travaux initialement prévue pour 7 ans risque fort d’être prolongée faute de moyens financiers, car l’économie turque n’est pas au mieux de sa forme.
Comme tous les projets de grand canal turcs précédents, il y a de fortes chances que ce projet pharaonique soit abandonné lui aussi. Notons que même les chinois ont renoncé, pour l’instant, à creuser le canal du Nicaragua qui devait doubler le canal de Panama.
De manière générale quelles sont les perspectives de l’OTAN en mer noire ?
Les perspectives de l’OTAN en mer Noire sont et seront évidemment moins bonnes qu’elles ne l’étaient avant le déclenchement de l’opération spéciale si, comme c’est probable, la Russie l’emporte en Ukraine, s’empare d’Odessa et prive ce qui restera de l’Ukraine de tout accès à la mer Noire.
Lorsque la guerre prendra fin, un traité sera signé, très probablement aux conditions de la Russie. Ce traité définira les nouvelles frontières terrestres et maritimes de l’Ukraine.
La Russie qui pourrait bien avoir conquis toute la région côtière de l’Ukraine sur la mer Noire, en fin d’opération, récupérera l’immense territoire maritime qui lui était associé, multipliant par trois la superficie de ses eaux territoriales et de sa zone économique exclusive en mer Noire.
La portion restant aux pays proches de l’OTAN, dont l’Ukraine fait partie, sera réduite d’autant. Les perspectives de l’OTAN en mer Noire seront donc subordonnées plus que jamais à une bonne entente USA-Turquie qui est et restera fragile. Les manœuvres navales de l’OTAN en mer Noire devront désormais se limiter, au mieux, à une moitié de cette mer au sud et à l’Ouest de la mer noire.
Territoires maritimes avant 2014
(Après l’Opération Spéciale, la Russie devrait récupérer tout ou partie du domaine maritime ukrainien en mer Noire.)
De manière générale comment interprétez-vous les positionnements actuels de la Turquie vis-à -vis de la Russie ?
Le président turc donne l’impression de naviguer à vue en mettant, au premier plan, l’intérêt de son pays. Il cherche à tirer un maximum d’avantages de sa position d’allié majeur et incontournable de l’OTAN sans pour autant sacrifier sa bonne relation avec Poutine, partenaire loyal.
Il observe avec intérêt la bascule du monde et la conquête, par les BRICS et l’OCS, de la suprématie économique, commerciale et financière mondiale, qui conduit inévitablement, à terme, à la suprématie militaire. Il se tient, très habilement, un pied dans chaque camp, position qu’il tiendra probablement le plus longtemps possible, pour en tirer un maximum d’avantages pour son pays.
Si les événements à venir et l’intérêt de son pays le suggèrent ou l’exigent, La Turquie saisira toute opportunité pour changer de camp sans état d’âme. Partenaire de discussion de l’OCS depuis onze ans, elle y est prête et peut le faire du jour au lendemain. C’est ce qui fait sa force.
- La vidéo sous-titrée dans 9 langues est également disponible sur Rumble. ↩︎
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