Le 25 août dernier, les Premiers ministres serbe et kosovar, Aleksandar Vučić et Isa Mustafa ont signé une série de quatre accords [1] dont le plus important porte sur la création d’une Communauté des municipalités serbes (Zajednica srpskih opština – ZSO en serbe). La signature de ces accords s’est déroulée à Bruxelles, sous les auspices du Haut Représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, Federica Mogherini, qui a pris la suite de son prédécesseur, Catherine Ashton [2], en tant qu’intermédiaire principal dans les négociations entre Belgrade et Priština.
Présenté comme une victoire triomphale par le gouvernement [3] et les médias serbes, l’Accord sur la ZSO fut décrit par Aleksandar Vučić comme étant une « bonne (chose) pour le peuple serbe au Kosovo » car cette Communauté aura « des pouvoirs très étendus ». De son côté, Isa Mustafa a défendu ce texte devant son opinion publique en avançant le fait que celui-ci marquait « un grand succès dans l’établissement de la souveraineté du Kosovo » tandis que le ministre des Affaires étrangères kosovar, Hashim Thaçi, considérait que ceci représentait « une sorte de reconnaissance » de l’indépendance de cet État par la Serbie. Dès lors, il sera intéressant de s’intéresser aux conséquences de la signature de cet accord et, avant toute chose, à ce qu’est réellement la ZSO.
Isa Mustafa, le Premier ministre kosovar, et Aleksandar Vučić, son homologue serbe. / European Commission
La Communauté des municipalités serbes : de quoi s’agit-il ? [4]
Réunissant quatre municipalités serbes du Nord [5] et six communes à majorité serbe du Sud [6] du Kosovo-et-Métochie [7], cette organisation jouira d’une compétence limitée – coordination et supervision – dans certains domaines tels que l’éducation, la santé, ou encore, le développement économique, et ce, uniquement au niveau local. A ce propos, et contrairement à ce que le Premier ministre Vučić et ses délégués ont déclaré à maintes reprises, la Communauté des municipalités serbes ne jouira d’aucun pouvoir exécutif particulier. Le seul domaine où la ZSO pourra semble-t-il adopter un acte juridique susceptible d’avoir une force obligatoire concerne l’amélioration des conditions de vie pour les “retournés” – c’est-à-dire les réfugiés serbes ayant quitté le Kosovo pendant la guerre de 1999 ou suite aux pogroms anti-serbes de 2004. Sur le plan organisationnel, la Communauté aura à sa tête un Président, secondé par un vice-Président, tous deux élus par une Assemblée composée de représentants choisis par chaque municipalité participante et qui sera chargée notamment de prendre les décisions relatives à l’administration de la ZSO, et ce, en accord avec son statut et ses objectifs. Pour son fonctionnement, elle bénéficiera d’une administration composée de fonctionnaires, dont le statut sera soumis à la législation kosovare, ainsi que d’un budget propre, ouvert aux financements extérieurs et notamment à ceux de la République de Serbie, mais qui sera néanmoins soumis au contrôle des autorités kosovares. Plus anecdotique, la ZSO pourra arborer ses propres symboles officiels (blason et drapeau), mais uniquement conformément à la législation kosovare. Enfin, la ZSO aura pour but de promouvoir les intérêts des Serbes du Kosovo dans le cadre de ses relations avec le pouvoir central.
Selon le ministre des Affaires étrangères serbe, Ivica Dačić, et sous réserve de validation de l’Accord par la Cour constitutionnelle du Kosovo, la mise en place effective de la ZSO devrait intervenir « très rapidement », la partie serbe disposant de quatre mois pour rédiger les statuts de cette organisation.
La signature de l’Accord : critiquée par l’opposition en Serbie comme au Kosovo mais saluée par la « communauté occidentale » [8]
En Serbie, de nombreuses voix se sont élevées au sein de la classe politique, que ce soit du côté de l’opposition démocrate ou des partis nationalistes et patriotiques, pour tancer le triomphalisme du gouvernement. Ainsi, le président du Parti social-démocrate et ex-président du Parti démocrate, Boris Tadić, a estimé qu’il n’y avait pas matière à une « euphorie nationale », considérant que le seul changement fondamental par rapport à l’époque où son parti était au pouvoir était que le Nord du Kosovo était désormais également régi par la législation et l’administration de la République du Kosovo alors que jusque-là l’ordre juridique serbe avait prévalu sur ce territoire. L’ancien président de la République de Serbie a tout de même ajouté que cet accord était préférable à un « conflit gelé » avec les autorités kosovares, une solution prônée par les nationalistes et qui, selon lui, aurait épuisé le pays économiquement sans pour autant garantir la survie du peuple serbe. Goran Bogdanović, qui fut ministre pour le Kosovo-et-Métochie, a quant à lui considéré que la ZSO revenait à « jeter de la poudre aux yeux » des Serbes, en particulier à ceux qui vivent dans l’ancienne province autonome, et que les négociateurs serbes auraient dû concentrer leurs efforts sur la sauvegarde des droits que ces populations ont défendu de 1999 jusqu’à la signature de l’accord de Bruxelles. Enfin, la Présidente du Parti démocrate de Serbie (qui appartient au courant nationaliste sur la scène politique serbe), Sanda Rašković Ivić, a pour sa part considéré qu’en qualifiant cet accord de victoire, le gouvernement « mystifiait le peuple » car la ZSO procure aux Serbes des droits moindres en comparaison à ceux garantis par le plan Ahtisaari [9] auquel, précise-t-elle, l’actuel Premier ministre Aleksandar Vučić s’était opposé à l’époque.
Au Kosovo, l’opposition a fortement critiqué un accord jugé « défavorable » aux intérêts kosovars, considérant la création de la Communauté des municipalités serbes comme une atteinte à la souveraineté de cet État. Le leader du Mouvement Autodétermination, Visar Ymeri a estimé que le gouvernement kosovar avait fait « un grand pas vers la bosnisation [10] » du Kosovo, ajoutant que l’Accord sur la ZSO marquait une partition du pays selon des lignes ethniques. Rejetant les déclarations du gouvernement kosovar selon lequel la ZSO serait dans les faits une simple ONG, ce dernier a estimé que l’étude des compétences de cette organisation montrait que ce n’était pas le cas.
En ce qui concerne la réception de la signature de cet accord sur la scène internationale, les principaux membres de la communauté occidentale, en particulier les autorités européennes, ont salué un accord qui approfondit un peu plus la normalisation des relations entre la Serbie et le Kosovo et qui contribue à la stabilité de la région. La Russie, pour sa part, a considéré que cette question relevait des affaires intérieures et extérieures de la Serbie et a souhaité ne pas commenter cette signature. [11]
Implications de l’Accord pour les Serbes du Kosovo-et-Métochie et la Serbie
A court et moyen terme, comme l’a souligné l’analyste politique Dušan Janjić, l’Accord aura des conséquences positives pour les Serbes vivant dans les municipalités concernées puisque leurs intérêts pourront être défendus de manière coordonnée par la ZSO, et ce, aussi bien devant les autorités kosovares qu’au niveau des instances européennes et internationales. Aussi, cet accord pourrait sur le moyen terme améliorer les conditions de vie précaires de ces populations, marquées notamment par un fort taux de chômage, une corruption endémique et une dépendance aux allocations fournies par l’État serbe, et ce, grâce à une meilleure coordination des politiques sociales et économiques et des moyens financiers allouées à celles-ci. Néanmoins, la signature de l’Accord marquant l’expansion de l’ordre juridique kosovar dans les municipalités serbes du Nord du Kosovo, les populations concernées passeront sous l’autorité de la police et de la justice kosovares avec les risques inhérents en terme d’insécurité et d’incertitude juridique, les discriminations envers les non-Albanais étant fréquentes au sein des institutions kosovares.
Sur le plan politique, du point de vue du processus d’adhésion de la Serbie à l’Union européenne, la signature de cet accord marquera la chute du dernier obstacle à l’ouverture des premiers chapitres de négociations entre Belgrade et Bruxelles. En effet, certains pays membres de l’UE, au premier rang desquels l’Allemagne, avaient placé la normalisation des relations entre la Serbie et le Kosovo comme une condition sine qua non de la poursuite de ce processus. Aussi, les déclarations des ambassadeurs européens en poste à Belgrade mais aussi de hauts fonctionnaires bruxellois, comme le Commissaire européen à l’élargissement et à la politique européenne de voisinage, vont en ce sens : il est désormais question d’ouvrir certains chapitres avant la fin de l’année 2015. Par ailleurs, comme l’a noté Milovan Drecun, membre du Parti progressiste serbe (parti actuellement au pouvoir en Serbie) et président de la Commission pour le Kosovo-et-Métochie de l’Assemblée nationale serbe, grâce à la création de la ZSO, la Serbie dispose désormais d’un « mécanisme légal », reconnu par Priština et les pays ayant reconnu la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo, lui permettant d’influer sur les affaires de son ancienne province.
Néanmoins, cet accord marque une nouvelle étape dans la reconnaissance de facto de l’indépendance du Kosovo car en acceptant que la ZSO soit entièrement soumise à la législation et à la Constitution kosovares, Belgrade a explicitement admis la légitimité et la légalité des autorités et du pouvoir siégeant à Priština. Ainsi, sur le plan géopolitique, la Serbie se dirige-t-elle sur le long terme vers l’abandon définitif de ses prétentions territoriales sur le Kosovo-et-Métochie, un processus qui fut enclenché, il faut le rappeler, par la signature de l’accord de Bruxelles de 2013. Par ailleurs, sur le plan intérieur, la signature de cet accord a eu des conséquences non-envisagées par le gouvernement serbe, à savoir l’émergence de revendications similaires dans les municipalités à majorité albanaise situées dans le Sud de la Serbie, notamment à Preševo et à Bujanovac : certains politiciens locaux ont ainsi déjà exprimé leur désir d’une réciprocité par rapport à la Communauté des municipalités serbes. En actant la création de la ZSO, la Serbie a peut-être réactivé un foyer de contestation de sa souveraineté territoriale dans une région qui lui a déjà posé certains problèmes par le passé (séparatisme albanais), et qui pourrait s’étendre à d’autres régions à risque comme le Sandžak (irrédentisme bosniaque) ou la Voïvodine (autonomisme hongrois).
Pour conclure, il est clair qu’avec cet accord, qui a été présenté abusivement comme un succès politique par le gouvernement serbe, la Serbie lâche un peu plus prise sur son ancienne province autonome. Cette politique, qui est uniquement justifiée par le processus d’adhésion à l’Union européenne, est susceptible d’affaiblir l’État serbe davantage avec en perspective, sur le long terme, un éclatement du pays ce qui marquerait l’achèvement de la stratégie [12] menée par les États-Unis et ses alliés depuis le début des années 90. Il faudra donc suivre de très près les risques liés aux populations évoquées mais également la question de l’autonomie de la Voïvodine de plus en plus prégnante dans le débat politique en Serbie.
Chilpéric Laventure
[1] Les trois autres accords portent respectivement sur les télécommunications, l’énergie et la réouverture du pont sur l’Ibar, dans la ville de Kosovska Mitrovica, qui sépare les communautés serbe et kosovare.
[2] Cette dernière avait contribué à la signature en avril 2013 de l’accord dit « de Bruxelles », qualifié à l’époque d’historique par les médias occidentaux et qui marquait la première étape de la normalisation des relations entre la Serbie et le Kosovo.
[3] A ce propos, on mentionnera les déclarations exagérément dithyrambiques du directeur du Bureau pour le Kosovo-et-Métochie, Marko Đurić, selon lequel le résultat du 25 août était une victoire « 5:0 pour la Serbie », c’est-à-dire avec la signature des quatre accords et l’assurance d’un soutien plus important dans l’intégration européenne.
[4] Les principaux éléments de l’Accord sont accessibles sur le site du Service européen d’action extérieure via le lien suivant: http://eeas.europa.eu/statements-eeas/docs/150825_02_association-community-of-serb-majority-municipalities-in-kosovo-general-principles-main-elements_en.pdf
[5] Kosovska Mitrovica, Zvečan, Zubin Potok et Leposavić.
[6] Gračanica, Štrpce, Novo Brdo, Ranilug, Pasjane, Parteš et Klokot
[7] Le Kosovo-et-Métochie, ou Province autonome du Kosovo-et-Métochie selon la Constitution serbe, désigne le territoire correspondant à la République du Kosovo qui a déclaré son indépendance en février 2008.
[8] Nous avons choisi d’utiliser ce terme, faisant délibérément écho à l’expression galvaudée de « communauté internationale », afin de faire référence aux États occidentaux – schématiquement les États-Unis, les États membres de l’Union européenne et autres (Australie, Canada, Norvège…) – dont les décisions politiques sur la scène internationale apparaissent de plus en plus uniformisées ; le leadership de cette communauté occidentale se trouvant bien entendu à Washington, les Américains déléguant à Bruxelles et à Berlin la tâche de maintenir l’emprise étasunienne sur le continent européen. On remarquera, par exemple, que la communauté occidentale applique de manière coordonnée la politique de sanctions contre la Russie, établie dans le contexte de la crise ukrainienne.
[9] Proposé en février 2007 par l’envoyé spécial des Nations Unies, Marti Ahtisaari, dans le cadre des négociations entre les parties serbe et kosovare concernant le statut final de la Province autonome du Kosovo-et-Métochie, ce document prévoyait implicitement une indépendance du Kosovo et fut, par conséquent, rejeté par le gouvernement serbe.
[10] Référence à l’organisation étatique de la Bosnie-Herzégovine. Cet État fédéral, défini par les accords de Dayton de 1995, est composé de deux entités fondées sur des critères ethniques : la Fédération de Bosnie-Herzégovine (bosniaque et croate) et la Republika Srpska qui comme son nom l’indique abrite une population majoritairement serbe.
[11] A ce propos, rappelons que la position de Moscou vis-à-vis de la question kosovare est de ne pas reconnaître l’indépendance unilatérale du Kosovo car elle remet en cause la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Serbie. A l’inverse, les pays occidentaux, au premier desquels les États-Unis, l’Allemagne et le Royaume-Uni, ont largement soutenu le processus qui a mené à la sécession de l’ancienne province autonome, invoquant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pour justifier leur position.
[12] Lire à ce propos l’ouvrage d’Alexis Troude, Balkans : un éclatement programmé, paru en 2012 aux éditions Xenia.
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