Malgré des relations inexistantes de 1917 et 1945, et très limitées pendant l’essentiel de la Guerre Froide, le Brésil et la Russie sont désormais deux pays clés du groupe des BRICS, une organisation internationale indépendante qui encourage la coopération commerciale, politique et culturelle entre ses pays membres.
Les liens constructifs dans les domaine du commerce, de la politique et de la diplomatie entre ces deux pays ne datent finalement que de l’époque du gouvernement d’Ernesto GEISEL (1974-1979), un Président de la dictature militaire brésilienne. Sa politique de « Pragmatisme Responsable » l’a mené tout autant à participer à la lugubre « Opération Condor » en coopération avec la CIA qu’à commencer à établir un rôle international pour le Brésil, notamment au travers de l’établissement d’un dialogue avec l’URSS. Dans les années 1980, son successeur João FIGUEIREDO poursuit les tentatives de renforcement de l’indépendance du Brésil sur la scène internationale, refusant par exemple de s’aligner sur Washington en matière de sanctions contre l’URSS. La Perestroïka puis le démantèlement de l’URSS, ainsi que la fin de la dictature militaire au Brésil, ne font que renforcer la convergence entre les deux puissances, toutes deux largement favorables à la redéfinition de la gouvernance d’un Monde qui devrait selon eux être multipolaire.
Désormais solidement installé au 8ème rang des économies mondiales, le Brésil a depuis longtemps cessé de se considérer comme un pays émergent. Il reste bien entendu beaucoup à faire en termes d’infrastructure publique ou de modernisation de la vie politique, ainsi que l’a démontré la récente crise liée à un gigantesque scandale de corruption aux importantes conséquences économiques, mais le Brésil n’est désormais plus ce simple géant endormi. Au-delà de la richesse de ses impressionnantes ressources naturelles, il est aujourd’hui l’un des leaders mondiaux de l’agro-alimentaire et de l’industrie, et il dispose en outre d’un secteur de services très diversifié, autant d’atouts pour asseoir ses ambitions internationales. Malgré la Doctrine Monroe et ses dérivés contemporains (Mémorandum Clark, Doctrine Kerry etc.), ainsi que de la volonté des États Unis de considérer tous les pays d’Amérique Latine comme leur arrière-cour, les Brésiliens (la doctrine militaire en particulier) ont développé de longue date leur propre « exceptionalisme » et une vision géostratégique de leadership régional. Depuis les années 1950, le Brésil a en particulier choisi d’aligner son développement économique sur ses intérêts et ses plans stratégiques : « colonisation» de l’axe Pantanal/Amazonien ; renforcement et contrôle strict des frontières terrestres, maritimes, et de l’espace aérien ; projets d’indépendance énergétique de grande échelle (prospection pétrolière et gazeuse, hydro-électricité, etc.) ; invention et production de moteurs à biocombustible de canne de sucre; établissement et strict contrôle des infrastructures nationales de télécommunication et de high-tech ; expansion des industries de la défense, de l’aéronautique et de la conquête spatiale, etc.
L’émergence en 1984 de l’idée d’un marché commun intégré latino-américain, le Mercosul, puis sa mise en place formelle de 1991 à 1994, n’est que l’une des expressions de la vision du Brésil en matière d’influence régionale et d’aspiration à l’indépendance internationale. Il en est d’autres, tels que sa participation de plus en plus active à diverses organisations internationales (le Conseil de Défense de l’Amérique du Sud, les Fonds Monétaire International, l’Organisation Mondiale du Commerce, l’Organisation Mondiale de la Santé etc.), son leadership lors de l’opération de la MINUSTAH (la mission du maintien de la paix en Haïti de 2004 à 2017 de la part du Conseil de Sécurité des Nations Unies), ou encore ses efforts persistants à obtenir une place permanente au Conseil de Sécurité de l’ONU. C’est ce dernier point en particulier, mais pas uniquement, qui oppose le plus les Brésiliens aux Etats-Unis, lesquels se font un malin plaisir à saboter et dévaloriser toutes les entreprises internationales de « soft power » du Brésil. Souffrant d’un complexe d’infériorité récurrent vis à vis du « Gringo » américain, l’homme de la rue brésilien perçoit souvent ces agissements comme une forme inacceptable de paternalisme.
Le scandale Edward SNOWDEN en 2011, et plus spécifiquement la révélation des écoutes par la NSA des communications de la Présidente Dilma ROUSSEFF, provoquent l’ire de la population et d’une partie de la classe politique brésilienne. Le mouvement initié par la participation du Brésil au premier forum des BRICS en 2009, et qui marquait déjà des velléités retrouvées d’émergence en tant que puissance mondiale indépendante, s’en trouve soudainement singulièrement renforcé. Depuis lors, leaders politiques et représentants diplomatiques brésiliens ne se cachent plus pour publiquement prendre leurs distances par rapport aux positions des Etats-Unis lorsque d’autres membres des BRICS, Russie tout particulièrement, sont concernés. Le Brésil a ainsi refusé de condamner les événements de Crimée ou l’intervention russe en Syrie. Il a obstinément refusé de s’associer aux sanctions ou expulsions de diplomates autour de la rocambolesque affaire SKRIPAL.
Le cadre non contraignant et peu institutionnel des BRICS n’explique pourtant qu’en partie la position brésilienne. En tant que membre permanent du Conseil de Sécurité, la Russie soutient activement les initiatives du Brésil dans le but de redéfinir la gouvernance globale (à commencer par le Conseil de Sécurité lui-même). Russie et Brésil, en outre, n’ont aucun conflits d’intérêts directs, et ils se ressemblent à de nombreux égards : tous deux sont de grands pays, très peuplés, qui cherchent à rester ou devenir les leaders régionaux dans leurs zones d’influences respectives (Eurasie pour l’un, Amérique du Sud/Atlantique Sud pour l’autre). Finalement, tous deux sont contraints par les événements de définir de nouveaux partenariats stratégiques et/ou commerciaux de moyen et long terme. La Russie est frappée de sanctions économiques et politiques initiées par ses partenaires traditionnels d’Europe et d’Amérique du Nord. Le Brésil, pour sa part, est plongé dans une crise économique qui a vu décliner le solde des investissements directs étrangers de la part de ses partenaires commerciaux les plus traditionnels (les Etats-Unis et l’Allemagne), mais qui a aussi permis l’essor d’un nouveau partenaire (la Chine est aujourd’hui le premier partenaire commercial et le premier investisseur au Brésil). Le gouvernement brésilien est parfaitement conscient de sa dépendance vis à vis d’une balance commerciale positive et des investissements directs étrangers pour faire repartir la croissance, garantir un niveau satisfaisant de dépenses publiques, et par là-même poursuivre les efforts de progrès social dans le pays. Le Président Michel TEMER lui-même, pourtant un allié identifié et déclaré des Etats-Unis, a été fort déçu de l’accueil qu’il a pu recevoir à Washington et dans les capitales européennes depuis sa prise de fonction en 2016. Il a par conséquent multiplié les visites en Asie et, au mois de juin 2017, réalisé la première visite officielle d’un président brésilien depuis 2005.
Le dialogue de haut niveau, ciblant des partenariats-clés, a été amorcé entre le Brésil et la Russie avec l’établissement en 2001 de la Commission Intergouvernementale Russo-Brésilienne. Suite à la visite officielle du Président « Lula » DA SILVA à Moscou en 2005, puis à celle du Président MEDVEDEV à Brasilia en 2008, les contacts se sont accélérés, permettant la signature d’accords bilatéraux sur l’exemption de visa, la collaboration industrielle dans les domaines de l’aérospatiale et de la défense, et le nucléaire civil. La coopération commerciale stricto sensu demeure pourtant limitée en volume et en étendue aux produits agro-alimentaires et aux ressources naturelles. Les produits brésiliens exportés en Russie ne pèsent pour l’heure que 1,4% du volume total des exportations commerciales du Brésil (2,4 milliards de dollars US environ), et ils sont presque exclusivement agricoles (à hauteur de 82%, dont l’essentiel est représenté par de la viande et des produits carnés). Les exportations russes vers le Brésil ne représentent quant à elles que 0,71% du volume total des exportations (1,9 milliards de dollars US environ). Il s’agit avant tout d’engrais (55%), de pétrole et de charbon (20%), ainsi que de métaux bruts/produits métalliques manufacturés (15% environ). Inutile de préciser que la mise à l’index russe des produits carnés brésiliens (porc et bœuf) en Novembre 2017 a frappé le Brésil de plein fouet. L’empressement avec lequel le Brésil a décidé de proscrire les additifs/hormones de croissance visés par l’interdiction en dit cependant long sur la volonté de Brasilia de préserver de bonnes relations avec Moscou. Partiellement levé, l’embargo sur les produits carnés brésiliens devrait du reste rapidement être suspendu.
La distance, la langue et certaines considérations logistiques constituent un frein au développement de relations commerciales et économiques plus soutenues entre la Russie et le Brésil. Les opportunités de coopération de niveau étatique n’en n’existent pourtant pas moins entre les deux Etats, par exemple en matière d’indépendance numérique. La Russie va à échéance 2021 équiper tous les agents publics de Smartphones fonctionnant sous système d’exploitation ouvert Sailfish. Le Brésil, sous l’influence de son armée et suite à la définition de sa doctrine de souveraineté numérique, a déjà de longue date pris l’habitude d’équiper ses administrations publiques d’équipements sous plateforme Linux. Les deux pays disposent de talents et de sociétés performantes dans le domaine des NTIC, et leur conjonction permettrait de significativement accélérer le projet Sailfish tout en réduisant les dépenses via la réalisation d’économies d’échelle. D’autres projets d’envergure pourraient inclure les moteurs de fusée, les technologies de prospection pétrolière, l’Internet des BRICS, ou encore divers transferts de technologies directement liées à l’industrie de la défense. Certains pourraient du reste être initiés et financés via la Nouvelle Banque de Développement des BRICS, formalisée en 2015, dont le quartier général se trouve en Chine.
On peut également songer à d’autres secteurs économiques de moindre niveau stratégique. Le Brésil est ainsi chroniquement sous-staffé en médecins (2,1 médecins pour 1000 habitants), et il a des besoins criants en matière de médecine publique et sociale. La Russie se trouve dans une situation tout à fait à l’opposé, avec presque 4,5 médecins pour 1000 habitants et un relatif surplus en médecine publique et éducative. Le Brésil a déjà par le passé fait appel à des médecins étrangers pour pallier à ses besoins en effectifs et en éducation médicale. Un accord cadre pourrait permettre des « exportations » pour des durées plus ou moins déterminées de ressources humaines médicales russes. A l’inverse, certains groupes de médecine privée brésiliens haut de gamme sont tout à fait à la pointe des technologies de dépistage. Le Cluster Médical International de Skolkovo, dans la périphérie de Moscou, qui permet à des groupes médicaux étrangers de s’installer en Russie sans autorisation administrative préalable, pourrait ainsi constituer une opportunité d’investissement pour plusieurs de ces groupes. En matière d’aménagement et de sécurité publique, Moscou est devenu un modèle de développement urbain internationalement reconnu ; une mégalopole brésilienne comparable, telle que la ville de Sao Paulo, pourrait très bien s’inspirer de son exemple en recourant au benchmarking et aux échanges d’expertise et d’expérience avec la Capitale russe.
Plus généralement, il existe un nombre incalculable de secteurs d’activités dans lesquels des entreprises brésiliennes et russes pourraient trouver un terrain d’entente. Les marchés intérieurs des deux pays ont beaucoup de caractéristiques communes en termes de volume, de niveau de revenu moyen, de typologie de consommation, de capacités de production et même d’appétence pour les technologies de pointe, ouvrant d’importantes possibilités d’implantation, d’accords commerciaux et d’investissements directs tant pour les grandes sociétés que pour certaines PME performantes des deux pays. Il est du devoir des chambres de commerce internationales en Russie et au Brésil d’intensifier leurs efforts d’information, de prospection commerciale et d’aide à l’implantation, quitte à recourir à des prestataires de conseil tiers mieux à même de conseiller les sociétés candidates.
Les élections présidentielles au Brésil, prévues en Octobre 2018, vont bien entendu avoir un impact sur l’étendue et la profondeur des futures relations entre le Brésil et la Russie à court et moyen terme. Le candidat de la droite souverainiste Jair BOLSONARO, en tête des intentions de vote au premier tour, est un ancien militaire, et il s’est choisi un Général de Réserve pour Vice-Président. Il est un fervent admirateur du Président de la dictature militaire Ernesto GEISEL (1974-1979) et de sa politique de « Pragmatisme Responsable », qui fut finalement la première synthèse politiquement et diplomatiquement articulée de l’expression de puissance et des ambitions d’indépendance brésiliennes. Sans grande surprise, ce candidat n’a pas les faveurs des Etats-Unis, ou du moins pas de l’« Etat Profond » américain : la CIA a ainsi, sans aucune obligation, révélé les « dossiers noirs » de GEISEL en leur possession. On imagine assez bien qui pouvait être leur cible indirecte. Les réseaux sociaux nord-américains se montrent par ailleurs fort peu accommodants avec les partisans de BOLSONARO. Le très américanophile candidat de centre-droit Géraldo ALCKMIN est en revanche surreprésenté dans tous les médias et réseaux sociaux en dépit de sondages pour le moins médiocres. Il en va de même de la candidate écologiste Marina SILVA, qui a reçu les honneurs du Washington Post et du New Yorker, et qui prône le renouvellement du dialogue avec les Etats-Unis. La campagne du Président « Lula » DA SILVA a quant à elle été invalidée en raison de sa condamnation à 12 années d’incarcération dans la foulée de l’énorme affaire de corruption du « Lava Jato », et ce malgré la très insistante intervention de la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies et de sa Vice-Présidente, la très influente Sarah CLEVELAND (nommée par le Président OBAMA en 2014).
Le nom du futur locataire du « Planalto » à Brasilia n’est cependant peut-être pas si important que cela, puisque le Brésil sait qu’il doit renforcer ses liens commerciaux avec de nouveaux partenaires. La diversification de ses exportations au-delà des matières premières lui permettrait de moins dépendre des fluctuations incontrôlables des marchés internationaux, et il se doit par conséquent de trouver plus de débouchés pour certains de ses produits à forte valeur ajoutée (aéronautique, turbines, etc.) et son vaste secteur tertiaire. La Russie de son côté a largement entamé la diversification de ses échanges commerciaux suite aux « sanctions » occidentales, trouvant en Asie des partenaires enthousiastes mais avant tout disposés à conquérir le marché russe. Peu après sa réélection, Vladimir POUTINE a lui aussi réaffirmé sa volonté de réduire la dépendance de la Russie à ses exportations de ressources naturelles, et de valoriser au maximum le formidable capital intellectuel russe. Déjà très en phase stratégiquement, diplomatiquement et, dans une certaine mesure, politiquement, le Brésil et la Russie semblent dès à présent constituer des priorités réciproques en matière de politique commerciale et d’investissement. Le potentiel est fantastique, mais les défis pratiques le sont tout autant.
Nicolas Dolo
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