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Destruction du barrage de Nova Kakhovka: à qui profite le crime?

Dès le déferlement des flots sur Kherson, la propagande Ukrainienne[1] a « vendu » la culpabilité russe dans la destruction du barrage, immédiatement validée par Londres, Berlin et l’OTAN. Les médias français ont ainsi complaisamment diffusé des déclarations de citadins chassés par les eaux et maudissant la Russie. Il faut rappeler que ces malheureux ne sont pas pour autant fondés à avoir une opinion exacte sur les évènements qu’ils subissent. Comme Fabrice à Waterloo, et d’autant plus en ces temps de guerre communicationnelle, les acteurs sont souvent les moins bien informés[2]. De plus, après l’évacuation des habitants pro-russes de la ville (au moins 70 000 résidents évacués vers l’Est en octobre 2022), il ne restait quasiment que des Ukrainiens russophobes sur place, dont les propos sont forcément biaisés.[3] L’argument principal avancé en faveur de la culpabilité russe est justement ce qui, selon nous, plaide pour son innocence : les forces de la Fédération de Russie (RF) tenaient la zone du barrage ; il était donc possible de gérer les flux à volonté et employant les vannes[4], option désormais disparue.

Is fecit qui prodest (à qui profite le crime) ?

Objectivement, l’inondation en aval du barrage de Nova Kakhokva dessert l’armée russe, car les rives du Dniepr sont de hauteurs inégales, plus hautes à l’Ouest (côté ukrainien) qu’à l’Est (tenu par les forces RF). Les flots ont donc lessivé les défense russes, champs de mines, tranchées, bien davantage que les lignes ukrainiennes.

L’élargissement du delta et du lit du fleuve permet en revanche une opération amphibie dans de meilleures conditions temporaires ; d’autant plus si la première ligne d’arrêt a disparu et que les pièces d’artillerie ne sont plus pré-réglées, ni en relative sécurité en arrière du front qui s’est rapproché brutalement. Les moyens Génie de pontage nécessaire pour franchir une coupure humide comme le fleuve Dniepr ne sont a priori pas disponibles, compte tenu de la largeur et de la violence du courant. La question est de savoir si l’OTAN a fourni suffisamment de moyens lourds pour faire passer des chars et des blindés sur la rive Est. Le temps le dira, car le reflux commencera sous dix jours.

Il convient de noter que la pratique de l’inondation n’est pas une nouveauté (sinon par son échelle). Les Forces Armées Ukrainiennes (FAU) ont procédé à des travaux pour inonder le Nord de Kiev à partir des vastes marécages et zones humides du Pripet, afin de rendre difficile un accès par la Biélorussie. Au début de l’opération spéciale, le fleuve Irpine avait aussi été utilisé avec succès comme obstacle. De plus, le Major-général Kovaltchuk, commandant la zone opérationnelle Sud avait clairement évoqué fin 2022 que l’Ukraine envisageait une frappe sur le barrage[5], et aurait même procédé à un essai concluant avec des tirs d’HIMARS[6], sans donner suite à l’époque. En Aout 2022 des tirs ukrainiens avaient déjà conduit à l’arrêt de trois turbines sur six.

le niveau du réservoir a atteint rapidement un niveau record juste avant la catastrophe

Alors que les forces russes avaient purgé le réservoir en novembre 2022, maintenant le niveau au plus bas historique, Kiev a joué sur les bassins situés en amont et sous son contrôle pour remplir à nouveau le réservoir. C’était une condition nécessaire pour exploiter la pression hydrostatique et amplifier les effets de la rupture de la digue. Quel pouvait être l’intérêt de cette opération ukrainienne, si ce n’est la préparation d’un sabotage efficace ? Le maintien d’un haut niveau était contre-productif pour les Russes, comme en témoigne leur volonté de réduire le volume d’eau stockée dans le bassin, y compris après le retrait de Kherson. Actuellement l’état des lieux rend toute tentative de reprise de la ville, ou vers Mycolaev et Odessa quasiment impossible.

C’est en cela que l’évacuation de Kherson décidée par le général Surovikine était une décision extrêmement pertinente pour les armées RF, et absolument pas une reconquête triomphale kiévienne. Cette décision des 9-11 novembre 2022 a certainement évité une catastrophe stratégique pour les 30 000 hommes du front Sud russe[7], qui se sont repliés sans perte. Notons d’ailleurs que la menace d’une telle action par Kiev était donc déjà envisagée et annoncée en octobre 2022. Inversement, les militaires russes, qui auraient eu toutes les raisons de détruire le barrage pour couvrir leur évacuation de Kherson, ne l’ont pas fait.

Les intérêts de Kiev à la destruction du barrage semblent nombreux :

  • La catastrophe fait passer au second plan l’offensive générale promise et maintes fois reportée, ce qui permet de gagner du temps et de s’affranchir des critiques croissantes des « sponsors » occidentaux.
  • La désorganisation des lignes russes favorise les cinq assauts lancés simultanément, et en particulier l’attaque en amont du barrage, en face de Zaporidjé. En cas d’échec, l’affaire du barrage sera un alibi à présenter aux suzerains otaniens de l’Ukraine.
  • Sous réserve de disposer de moyens amphibies lourds, l’inondation faciliterait une invasion de la zone Est.
  • La destruction du bassin géant va tarir le canal qui dessert la Crimée, posant d’importants problèmes aux Russes.
  • D’un point de vue militaire stratégique, la zone inondée restera longtemps un bourbier impraticable, ce qui crée un obstacle majeur à toute action offensive russe au Sud-Ouest, vers Mykolaev et Odessa, qui se trouvent donc sécurisées, comme Kiev sous le Pripet.
  • De la même manière, tout mouvement tournant russe visant à créer un chaudron au niveau de Zaporidjé grâce à un enveloppement partant du Sud-Est, est rendu impossible.
  • Les reconnaissances en force menées par les FAU semblent se transformer en véritable bataille dans l’Oblast de Zaporidjé. Des forces de réserve peuvent désormais être prélevées pour ripper, sur les troupes qui tenaient la rive Ouest en aval du barrage, zone actuellement inaccessible aux Russes.
  • L’oblast de Zaporodjé est situé sur l’étranglement entre Dniepr et mer d’Azov, qui mène à la péninsule de Crimée, objectif prioritaire des FAU. Les combats offensifs montrent un axe de pénétration à partir de la ville d’Orekhovo jusqu’à la ville de Tokmak. Un succès permettrait de prolonger vers Melitopol et la Crimée via l’E 105, ou d’établir une ligne sous Marioupol, via la M14[8].
  • Une action sur la Centrale Nucléaire Energodar est possible avec un taux raisonnable de réussite en l’état. Le refroidissement de cette centrale est tributaire du Dniepr.

Il est assez vain de penser percer le brouillard de la guerre qui prévaut actuellement. Tout au plus peut-on dégager les éléments factuels suivants :

  • Il paraît assez improbable que les lignes RF puissent être profondément percées et dépassées, mais le blocage marécageux protégeant Mykolaev et Odessa semble pouvoir durer et perturber des éventuels plans russes dans la zone.
  • Les conséquences durables sur l’agriculture, l’alimentation en eau, l’écologie locale (incluant la Crimée), voire la situation démographique (départ de centaine de milliers d’habitants) seront très importantes et s’inscrivent dans le temps long.
  • L’implication de Kiev semble objectivement évidente.

Les FAU avaient-elles les moyens techniques de réaliser cette opération ?

Un barrage avec un bassin aussi important, sur un fleuve aussi large et impétueux que le Dniepr[9] doit présenter un haut caractère de solidité et de résistance. Le barrage de Nova Kakhovka mesurait 16 mètres de haut (30 mètres à partir du lit de la rivière) et 3.850 de long. Il servait de support à une route et à un chemin de fer. Barrage de « faible chute », ce n’était pas un barrage voute, ni un barrage poids, mais un barrage mixte avec une structure composite. Il comprenait une structure centrale en béton abritant la centrale hydro-électrique et des déversoirs, flanquée des deux côtés par des remblais de terre. C’est la partie centrale qui a été visée. Cela crée les dégâts les plus importants et durables.

Un barrage est soumis à plusieurs forces, dont la poussée hydrostatique (exercée par l’eau sur son parement exposé à la retenue d’eau) et les sous-pressions (Poussée d’Archimède, exercées par l’eau percolant dans le corps du barrage ou la fondation). Il ne suffit pas de bombarder la structure pour obtenir son écroulement. Pour obtenir ce résultat, il faut qu’une charge conséquente soit posée à un endroit déterminé. Un barrage est soumis à une force horizontale perpendiculaire liée à la pression exercée par l’eau sur sa surface immergée. La pression hydrostatique p en un point sur la paroi du barrage dépend proportionnellement de la hauteur d’eau au-dessus de ce point. La force résultante est la somme des pressions hydrostatiques s’exerçant sur la surface immergée du barrage. La poussée exercée par l’eau dépend donc de la hauteur de la partie du barrage immergée, mais pas du volume de liquide dans la retenue. Pour exploiter la poussée hydraulique afin d’effondrer le mur, il faut que la charge soit précisément posée, en dessous du centre de poussée qui est généralement sous le barycentre de la digue. Les données varient en fonction de la pente et des matériaux constitutifs[10], ce qui implique un dossier d’objectif très soigné, avec des reconnaissances sur site. On ne peut que songer à la destruction du gazoduc Nord Stream, dont on feint de ne pas connaître les auteurs…

En 1943, les Britanniques ont voulu détruire trois barrages allemands dans la Ruhr. L’opération Chastise de ces « Dam busters » a reposé sur la fabrication d’une bombe de dix tonnes pouvant ricocher sur la surface de l’eau, puis s’immerger jusqu’à impacter précisément le rempart. Un bombardement traditionnel n’aurait pas donné les résultats escomptés.

A priori, le barrage de Nova Kakhovka n’a pas été atteint par des bombes planantes, qui n’auraient pas eu l’effet destructeur requis. L’observation aurait permis de repérer des aéronefs et il est vraisemblable que la Fédération de Russie aurait rendues publiques des images incriminant Kiev.

Il reste trois hypothèses : Depuis deux mois et demi, les forces RF ont repoussé des incursions kiéviennes dans la zone, et il a même fallu bombarder avec des bombes de 500 kg une implantation de troupes amphibies qui avaient traversé le Dniepr pour se camoufler du côté Est du fleuve. Cela peut correspondre aux reconnaissances de terrain pour les études préparatoires[11]. Les SBS Britanniques, les SEALs Nord-américains sont compétents pour monter ce type d’action. Les charges explosives doivent être conséquentes, mais pas gigantesques, dans la mesure où il ne s’agit pas de détruire l’intégralité de la maçonnerie bétonnée, mais plutôt d’ouvrir des brèches par où les eaux vont s’engouffrer en créant une pression hydraulique pour élargir les fissurations. Apparemment, ce sont bien les vannes rideaux (des écluses) qui ont explosé, à quelques mètres sous le niveau initial de l’eau du réservoir.

On peut obtenir ce résultat en entreposant des explosifs dans l’intérieur du mur de la digue (thèse de Kiev accusant les Russes). On peut également déposer des charges sous-marines à l’intérieur et sur l’encadrement des écluses (thèse du sabotage par des commandos spécialisés). On peut enfin faire sauter les portes des vannes avec un tir de missile très précis, du type HIMARS (thèse russe accusant l’Ukraine). Ces armes embarquent une quantité d’explosif relativement réduite, mais permettent une atteinte précise de points repérés[12].

Une dernière hypothèse est celle de l’accident. Le barrage montrait des signes d’érosion, il avait déjà été la cible de bombardements ukrainiens et des pics de remplissage avaient conduit à des submersions ponctuelles de la digue. Un cas comparable est survenu sur un autre barrage, dont la centrale hydro-électrique a explosé suite à un dysfonctionnement[13].

Sans se livrer à un jeu de devinette, on peut toutefois considérer que la décision de détruire ce barrage s’apparente à une mesure désespérée[14], visant à « pourrir » la victoire de l’adversaire, ce qui est en soi un indice de l’évolution du conflit.


[1] Notamment déclaration du président Zelensky, mais la guerre des mots est-elle encore crédible après un an et demi de guerre et de propagande mensongère ?

[2] L’’expérience de l’auteur témoigne de ce qu’être présent sur le théâtre permet d’injecter des données brutes dans le cycle du Renseignement, mais rarement d’analyser le grand schéma global des évènements

[3] Adopter une position défavorable à Kiev est dangereux ; on évoque 16 000 évacués (sur une ville de près de 290 000 habitants avant la guerre), ce qui atteste de leur caractère minoritaire.

[4] Ce qui fut fait en abaissant le niveau du réservoir en novembre 2022. Le lac a été de nouveau rempli lorsque Kiev a joué sur un réservoir en amont, causant plusieurs submersions temporaires de la digue

[5] Information reprise par le Washington Post du 29 décembre 2022

[6] Le choix de ce vecteur plutôt que l’artillerie conventionnelle ou les autres missiles disponibles pourrait s’expliquer par le besoin de précision (v. infra)

[7] C’est-à-dire plus de pertes potentielles qu’en neuf mois de bataille intensive à Artyemovsk/Bakhmut

[8] Les images montrent en effet que l’assaut mécanisée ukrainien emprunte au maximum les voies carrossables, avec des vues de chars en colonne, à l’instar de la pratique tant moquée des Russes au début de l’opération spéciale. Cette tendance ne pourra qu’être confortée pour faire passer des mastodontes comme Léopard 2 et Challenger 2 qui excédent de 20 tonnes la masse d’un T72 ou d’un T64.

[9] Tellement que ce n’est pas cet unique barrage, mais bien un complexe de plusieurs installations de retenue qui a dû être édifié pour dompter le fleuve, à Kiev, Kaniv, Kremenchuk, Kamianske, en amont de Nova Kakhovna.

[10] La question des sous pressions est traitée par les barrages triangulaires

[11] Les « bleus » et plans du complexe édifié en 1950 et mis en service en 1955 sont certainement encore disponibles à Kiev, mais des données rafraichies sont nécessaires pour confirmer les vues satellites avant de lancer une opération de cette importance

[12] Par relevé GPS, ou désignation laser avec un homme dans la boucle ou en posant un système électronique attirant l’autodirecteur du missile.

[13] 1% des barrages se sont rompus dans le monde pendant tout le XXème siècle

[14] Qui n’est pas sans évoquer la directive du 20 mars 1945, surnommée « ordre Néron » par la suite et qui prescrivait la destruction de l’Allemagne au terme d’une vision extrême de « terre brulée ».

Olivier CHAMBRIN

4 thoughts on “Destruction du barrage de Nova Kakhovka: à qui profite le crime?

  • Bonjour Monsieur Chambrin
    Vos analyses sont toujours pertinentes et éclairées. Dommage que la France n’ait pas su, ou voulu profiter de vos
    travaux.
    Dommage pour nous ! Nous n’en serions peut-être pas là où nous sommes maintenant !
    Merci !
    Jean-Claude

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  • Bonsoir M. Chambrin
    Merci pour votre analyse clairvoyante et parfaitement étayée.
    En matière de destruction de ce barrage, n’y a-t’il pas eu des précédents au cours de la 2ème guerre mondiale.
    Quant aux conséquences pour l’alimentation en eau de la Crimée, le scénario le plus probable est celui de 2014. A l’époque les Ukrainiens s’étaient empressés de fermer le canal d’alimentation en eau vers la Crimée. Alimentation que les forces armées russes n’ont pu rétablir qu’en février 2022. Donc la Crimée a déjà vécu 8 années sans l’alimentation en eau du canal de Crimée…
    Bien à vous.
    Georges Blanck

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    • Bonjour Monsieur,
      Merci de votre commentaire.
      Vous avez parfaitement raison. Le 17 aout 1941 la Whermacht est à Nicolaev et Nikopol, Le 18, les 9éme et 14éme divisions Panzer menacent Zaporodjie et encerclent Kherson. En 1927, un barrage voûte à contreforts de 760 Mètres sur 30 avait été édifié sur le Dniepr, accueillant la centrale électrique Dnieprogress en 1932, avec un débit de 650 Méga Watt. Le 18 août 1941 à 20h00, le 157éme Régiment du NKVD reçoit l’ordre de faire sauter le barrage. De l’explosif est déposé dans les galeries internes, avec ses sacs de sablee pour diriger le souffle. Une bréche de presque cent mètres est crée, ce qui conduit à une inondation massive en aval, d’autant que nul avertissement n’a été donné à la population ni aux troupes. Nikita Kroutchev évoquera le fait par la suite. Les estimations des pertes vont de 20 000 à 100 000 personnes. Les combats se poursuivront encore un mois et demi. Albert Speer évoquera le remplacement de la machinerie hydroélectrique par les Allemands qui utiliseront la centrale malgré les dégâts. En décembre 1943 les Allemands tenteront de détruire totalement le barrage avec 66 tonnes d’explosifs, mais les troupes soviétiques parviendront à rendre inopérant le dispositif du Génie de mise à feu.
      Votre remarque est doublement pertinente, d’abord parce qu’elle permet d’apporter des précisions historiques et ensuite car elle donne l’occasion d’évoquer le fait suivant : La propagande ukrainienne est sous-traitée à des officines Britanniques ; or les “narratifs” développés recyclent systématiquement des souvenirs de la seconde guerre mondiale (HItler=Poutine, Zelensky=Churchill, Butch=Katyn, viols de masse de l’armée rouge en 1945, vagues humaines etc…). En l’espèce on peut se le demander.

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  • ”c’est la poule qui a pondu qui chante! ” qui a déclaré en premier la destruction du barrage !

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