Depuis qu’une partie des communistes en 1990 avait fait sécession de sa matrice – le Parti Communiste de Yougoslavie – en créant une myriade de partis politiques d’opposition, une fable avait émergé dans l’opinion publique décrivant les Européens comme un club de riches imbéciles qui ne savent pas quoi faire de leur immense fortune et n’attendent que l’occasion de la partager avec quelqu’un. Et donc aussi avec nous en Serbie.
Une différence de compréhension des choses par les «gens ordinaires» d’un côté et les politiques de l’autre a toujours existé. Mais ce n’est qu’à notre époque contemporaine que les médias l’ont conduite jusqu’à l’absurde. Par exemple, si on demande à quelqu’un d’offrir 2-3 ares de son terrain en échange d’une certaine date à laquelle il va pouvoir postuler dans le but d’être admis à une date ultérieure indéterminée dans un club, ce serait considéré comme loufoque. A contrario, quand des politiques offrent des milliers de kilomètres carrés de leur pays en échange d’une date incertaine, beaucoup non seulement estiment que c’est normal, mais en plus, applaudissent le message des médias affirmant que c’est la quintessence de la sagesse.
En outre, le sous-sol du Kosovo-Métochie – dont il est ici évidement question – regorge d’énormes richesses en minerais, estimées à des centaines de milliards de dollars. D’après la Résolution 1244 du Conseil de Sécurité de l’ONU, elles sont toujours propriété de la Serbie, mais aujourd’hui elles sont sur tapis vert pour obtenir une certaine date.
Il s’agissait, évidement, de la date d’obtention du statut officiel de candidat à l’adhésion à l’Union Européenne. Non pas de la date de l’adhésion, mais bien seulement de la date du statut officiel de candidat à l’adhésion. Ce statut est accordé en 2012, alors que Serbie et Albanais du Kosovo-Métochie sont dans des prétendus pourparlers conclus par des Accords de Bruxelles.
Pourtant, certains pays ont ce statut de candidat depuis des décennies, et aujourd’hui la question même de la survie de l’UE à horizon plus court peut réellement se poser. En effet, la méfiance ne cesse de croître à son égard à travers l’Europe, et le Royaume-Uni en est sorti. Ainsi, la question de la survie de cette union bruxelloise gagne en importance. Et pas seulement parce que l’un de ses plus grands acteurs l’a remise en question. Avant tout il montre que le duel politique vieux de plus d’un demi siècle – pour lequel l’Union Européenne avait été créée – est terminé.
L’Union comme outil de domination
La Communauté Économique Européenne – comme s’appelait l’UE alors – est créée en 1957, sous l’impulsion de la diplomatie française. Pour contenir l’agression anglo-saxonne sur l’Europe. Les Français voulaient y parvenir en réhabilitant l’Allemagne de l’Ouest après sa défaite à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. En l’incluant dans l’union bruxelloise, ils l’ont fait revenir sur la scène internationale par la grande porte. Et Londres et Washington ont accepté le défi. La lutte politique pour la domination sur l’Europe a duré plus d’un demi-siècle : l’Amérique ou l’Union Européenne ? Le cheval de Troie américain dans cette bataille – le Royaume-Uni – s’est retiré, ce qui signifie que le jeu est terminé.
L’Amérique est resté un facteur bien plus fort que l’UE, mais en son sein il n’y a qu’un vainqueur – l’Allemagne. Certes, depuis le conflit en Ukraine les Etats-Unis s’enrichissent plus encore et l’Union Européenne s’appauvrit, mais les proportions à l’intérieur de l’UE restent pour l’instant les mêmes. L’Allemagne est très loin d’une quelconque domination mondiale, mais elle est le facteur le plus puissant en Europe. Qui veut rester dans l’Union doit accepter le leadership allemand.
Qu’est ce qui est important ici pour nous les Serbes dans toute cette histoire ?
Avant tout, de comprendre que l’Union Européenne est seulement un des outils des grandes puissances pour la domination. Dit en langage ancien – la lutte pour des colonies. Dit en langage moderne: pour la conquête de marchés par l’imposition de conditions qui leurs conviennent pour engranger des superprofits. En clair, pour des gains financiers sur le dos des plus faibles. Et donc aussi sur le dos de la Serbie.
Les catégories politiques changent, mais les lois de l’économie restent les mêmes. De la même façon que, par exemple, les lois mathématiques. Dans l’association d’une personne ayant de l’argent et une autre désargentée, il n’y a que dans les calembours qu’au premier il reste l’expérience, et à l’autre l’argent. Car, le premier avait déjà de l’expérience, grâce à laquelle il s’était enrichi. Dans la réalité, une telle association amène au premier par principe plus d’argent encore, et au second encore moins.
Cela correspond au cliché bien connu du Nord “riche” et du Sud “pauvre”. La Slovénie et la Croatie, par exemple, ne pouvaient même pas approcher le niveau de vie moyen de l’Autriche au sein de l’Autriche-Hongrie. Et aujourd’hui, pour les pays du sud de l’Europe, le niveau de vie moyen de l’Allemagne s’éloigne toujours plus bien qu’ils soient dans la même Union Européenne.
Cela vient du partage du continent en secteurs économiques. Ce sont les produits finis, et plus généralement ceux à haute valeur ajoutée, qui amènent toujours le plus de profit.
La Slovénie et la Croatie étaient pour l’Autriche une source de matière première. Concrètement, elles apportaient le matériau bois aux usines d’ameublement à Vienne. Même si une politique de subvention du secteur des matières premières avait existé – comme c’est le cas aujourd’hui dans l’UE – cela n’aurait quand même pas empêché la fuite du profit vers l’Autriche.
Car, même subventionné, un bûcheron reste toujours seulement un bûcheron. Le volume de flux financiers ne commence à devenir important que là où la matière première bois arrive. Alors, on fait entrer en scène une main d’œuvre hautement qualifiée. On fait intervenir des ingénieurs et des designers, on ouvre des halls d’exposition et des salons d’ameublement… Avec un seul tronc d’arbre, avec lequel lutte le bûcheron, l’activité globale développe ses ramifications dans des proportions insoupçonnées. Le matériau bois issu de ce tronc d’arbre passe entre beaucoup de mains avant d’arriver au consommateur final. Dans chacune d’entre elles, il reste plus d’argent qu’au bûcheron. Mais l’ampleur de cette fuite de profit est la plus évidente pour le bûcheron qui, avec ses maigres revenus, réussit à éduquer ses enfants. La plupart émigreront vers le nord, “emportant” avec eux tout l’argent que leur père avait investi dans leur scolarité.
À la fin du XIXe siècle, la Serbie était proche du niveau de la Slovénie et de la Croatie. Du fait des clauses secrètes signées par le roi Milan Obrenovic, le capital autrichien était aussi maître en Serbie, permettant le flux des superprofits vers Vienne. À l’époque comme aujourd’hui, le salut vient du développement de la production nationale de produits finis. Et seule la mise en place d’une politique douanière adaptée peut le permettre. À l’époque, la Serbie en avait une, mais plus aujourd’hui. Ainsi, depuis ces deux dernières décennies, les productions industrielles et agricoles domestiques sont lourdement endommagées.
Combat de boxe équitable?
Évidement, le retard économique de la période précédente était la conséquence de l’infériorité du système socialiste/communiste par rapport au capitalisme. C’est un autre sujet, mais nous pouvons évoquer l’exemple de l’industrie aéronautique. Il est peu connu qu’avant 1940 la Serbie disposait de neuf usines produisant des avions. Puis, après la guerre, l’une après l’autre ont été démantelées. L’une d’elle était transformée en fabrique de moissonneuse-batteuses, mais elle n’a pas existé longtemps. Il s’est avéré que les communistes n’étaient pas non plus capables de produire des engins agricoles.
Et ce n’est pas un hasard si l’une des premières exigences de l’Union européenne a été la suppression ou réduction significative des droits de douane. Quand un puissant demande à un faible la suppression de ses droits de douane, c’est comme organiser un combat de boxe entre un poids lourd et un poids plume. Sous prétexte que les règles sont les mêmes pour tout le monde, le ring est identique, etc…
À la faculté d’économie dans les années 1980, cet exemple du combat de boxe nous avait été donné par le professeur de «Théories et politiques des prix» dans un cours sur la convertibilité des monnaies. Si le Dinar yougoslave avait été convertible en devises étrangères, c’est comme si un boxeur chétif était mis sur le ring face au champion des poids lourds.
Entre-temps, on a réduit les débats sur la convertibilité de la monnaie à la propagande sur la liberté de déplacement. Comme si cette liberté n’existait pas à l’époque par exemple pour la Grèce ou la Hongrie, lesquelles, jusqu’à leur entrée dans l’UE n’avaient pas leur monnaie convertible.
Avidité personnelle
Du fait de la puissance de la propagande évoquée, il était impossible – et c’est toujours vrai – de faire entendre le fait que pour la Serbie il vaut mieux que le Dinar ne soit pas convertible. Concrètement, il faudrait qu’il soit à cours forcé, comme jusqu’en 2000. La seule certitude est que la convertibilité du Dinar ayant été promulguée sans fondement solide, la Serbie a perdu énormément d’argent. En particulier pour maintenir le taux de change du Dinar à un niveau anormalement élevé face aux devises occidentales.
On présente «l’entrée dans l’Europe» comme un intérêt crucial pour chaque individu, c’est-à-dire comme bénéfice agréable pour chacun. Depuis qu’une partie des communistes en 1990 avait fait sécession de sa matrice – le Parti Communiste de Yougoslavie – en créant une myriade de partis politiques d’opposition, une fable avait émergé dans l’opinion publique décrivant les Européens comme un club de riches imbéciles qui ne savent pas quoi faire de leur immense fortune et n’attendent que l’occasion de la partager avec quelqu’un. Et donc aussi avec nous en Serbie.
« Dix milliards d’euros attendent à la frontière! » – scandaient alors les chefs de file de «l’opposition démocratique» en meeting à travers la Serbie. L’hameçon ainsi jeté a ferré beaucoup de poissons dans les eaux troubles de la société socialiste/communiste. On leur avait pourtant fait croire pendant des décennies que les bien matériels – de l’obtention de logements jusqu’aux distributions gratuites par le syndicat de carcasses de viandes aux ouvriers pour l’hiver (*véridique, raison pour laquelle le syndicat n’organisait jamais de grève sous le socialisme – NdT) – ne s’acquièrent pas par le travail, mais tombent au gré d’une sorte de puissance supérieure, qu’on révérait par une série de compétences – de la soumission servile à la dénonciation des insoumis, et même des soumis quand les premiers cités venaient à manquer à l’horizon.
De son côté, l’Europe met vraiment en avant cette histoire du bénéfice de chacun d’une adhésion à l’UE. Ses représentants, avec leur expérience, savent que, en affaire, il ne faut jamais parler de leurs propres intérêts à la victime, mais uniquement des siens. Plus on en parle, mieux c’est. L’intérêt pratique de cette politique n’est perçu – sous forme de soutien au pouvoir ou de rétributions dans les affaires – que par les pachas et vizirs locaux. La population, quant à elle, est pressée sans ménagement comme peut l’être un citron.
Cela a été ainsi depuis les temps immémoriaux, seule la terminologie employée change.
- Décryptage de la propagande communiste sur la résistance Yougoslave - 21 avril 2024
- L’hameçon européen - 19 avril 2023
- La Serbie entre Orient et Occident - 24 mars 2023
Bravo pour cet article complet.
En France l’entrée dans l’euro a coûté des milliards au pays qui ne s’est jamais remis d’une monnaie imposée par l’Allemagne ! L’explosion ne s’est jamais résorbée malgré tous les mensonges des gouvernemens successifs pro européens.
L’Allemagne a perdu la dernière guerre mondiale mais gagné la guerre économique et imposé à l’Europe son hégémonie avec l’aide américaine qui a fini pourtant par décréter sa mort comme puissance industrielle.