Il est toujours difficile d’établir l’identité et de tracer les scénarios géopolitiques d’une nation, en particulier de la Russie qui est un continent réparti sur 11 fuseaux horaires avec une myriade de peuples, de langues, d’ethnies, de religions et de coutumes. La Russie moderne est née avec le tsar Pierre Ier le Grand et a été conçue plus comme un état européen qu’asiatique ou eurasien, en fait il y a eu un rapprochement entre la Russie et l’Europe de plusieurs points de vue : culturel, politique, social ; les coutumes occidentales ont été adoptées et même la mode a été affectée dans les vêtements et les manières, la barbe a été coupée sur ordre d’un Ukaze du tsar, des punitions ont été infligées à ceux qui la laissaient pousser et à la cour, ils ont commencé à parler en français, la langue de la culture et la diplomatie de l’époque.
Ça c’était jusqu’au congrès de Vienne ; les choses étaient différentes dans les années suivantes. En fait, l’historien Soloviev, vers le milieu du XIXe siècle, met en évidence une relation conflictuelle avec l’Europe puisqu’il s’agit de deux sociétés concurrentes qui se disputent les mêmes intérêts géopolitiques et fondées sur des valeurs antithétiques. Nikolaj Danilevsky, peut-être l’un des plus grands représentants du panslavisme russe, préconise dans le livre “La Russie et l’Europe” de 1869 de former une ligue panslave avec la capitale Constantinople, regroupant également les Balkans et la région du Danube oriental, afin comme contrepoids à l’Europe occidentale et à la monarchie voisine des Habsbourg. Le panslavisme est un courant culturel, philosophique et politique né après les guerres napoléoniennes chez les peuples slaves et contemporain du pangermanisme. L’objectif était de regrouper tous (pan en grec) les peuples slaves en un seul état national, en évitant les frictions avec d’autres groupes ethniques. Le père, ou un des pères, de cette idéologie était le Tchèque Jan Kollar qui rêvait une nation slave sans distinctions culturelles particulières et visait à annuler les différences entre les slaves en les poussant à s’unir. Le premier congrès panslave s’est tenu à Prague en 1848, sous la présidence de l’écrivain tchèque Palacky. À son tour, le pan-slavisme est divisé en petit panslavisme qui exclut la Russie et en grand panslavisme qui l’inclut. La Russie se considère comme un pays leader qui doit diriger le panslavisme et ainsi dominer les autres peuples slaves réunis dans une confédération sous l’égide du tsar. Une position très extrémiste fut celle du diplomate russe Nikolaj Hartwig qui fut l’auteur d’une ligne politique agressive anti-autrichienne et anti-allemande lorsqu’il était ambassadeur de Russie à Belgrade lors de la crise de juillet qui conduira à la catastrophe de la Première Guerre mondiale.
L’élément russe est important car un proto panslavisme russe existe déjà au 15ème siècle quand Ivan le Grand, prince de Moscou, épouse Sophia Paleologus qui était la petite-fille de Constantin XI, le dernier empereur de l’Empire byzantin après la conquête de Constantinople par les Turcs en 1453. On l’appelait la deuxième Rome, donc la deuxième ville la plus importante du monde et la deuxième capitale du Christianisme hors Jérusalem. De nombreux intellectuels byzantins, scientifiques, philosophes, artistes, religieux ont émigré à Moscou qui était considérée comme une troisième Rome qui devait recueillir l’héritage des deux premiers et défendre la Chrétienté de l’ennemi turc ottoman qui était islamique. Cette condition de primus inter pares entre la Russie et les autres peuples slaves a survécu jusqu’à la chute de l’Empire russe avec la révolution bolchevique en 1917 et a créé des frictions avec l’Autriche-Hongrie qui avait des intérêts similaires dans la région des Balkans.
L’historien et géopoliticien Vasily Kljuchesky s’oppose plutôt au dualisme de Mackinder des thalassocraties (puissances maritimes) et des géocraties (puissances terrestres) et tentera de développer une vision géopolitique différente du type britannique qui ne convient pas à la Russie, car la Russie n’est pas autosuffisante à cette époque et a un besoin vital de la dimension marine tant en Baltique qu’en Mer Noire et dans le Pacifique pour valoriser ses commerces et donc ses intérêts, se défendre des thalassocraties sur les mers et pour l’expansion et la civilisation de la Russie à travers les grands fleuves intérieurs. Le général Miljutine, ministre de la guerre de 1861 à 1881, conçoit une stratégie géopolitique comme celle de Gorchakov, ministre russe des affaires étrangères, mais moins modérée ; c’est-à-dire que pour contrer l’influence de l’Empire Britannique en Europe, nous sommes à l’époque du grand jeu, s’allier principalement avec la France en cultivant de bonnes relations avec les rivaux allemands, éliminant ainsi toute tentative de division des deux pays voulue par les Britanniques. Il était nécessaire d’avancer au sud de la Sibérie en menaçant les Britanniques dans leurs possessions indiennes en faisant pression sur eux, pour redimensionner l’empire ottoman aujourd’hui moribond et en plein régime capitulaire, retenu par les Britanniques habituels qui avaient de gros intérêts économiques dans la région et qui l’ont utilisée comme état tampon en la Méditerranée pour bloquer les Russes dans le mer Noire en fermant les détroits.
Enfin la Russie commerce et entretient des relations de plus en plus cordiales avec les Chinois en créant une alternative à l’exclusivité commerciale avec les Britanniques qui ne les regardaient pas d’un bon œil du fait des guerres de l’opium et des conditions humiliantes imposées par le traité de Nanjing de 1842. En ce sens, la construction du chemin de fer transsibérien voulue par le ministre des transports de l’époque Sergei Vitte sera fondamentale, ce qui a permis une amélioration des transports vers l’est et la civilisation et la population d’immenses territoires inhabités, augmentant l’hostilité anglaise. Particulièrement importante fut la création de la banque Russo-Chinoise également voulue par Vitte, qui fusionnera ensuite avec la Banque du Nord française et donnera vie à la banque Russo-Asiatique, avec des capitaux français prêtés dans le cadre de l’alliance franco-russe pour contenir la puissance allemande qui menaçait les intérêts russes en Europe de l’Est et les intérêts français en Alsace et en Lorraine, alors partie de l’Empire allemand et arrachée à la France après la guerre franco-prussienne de 1870.
Le tournant d’une véritable conception géopolitique eurasienne aura lieu au début du XXe siècle avec un intérêt toujours plus grand pour l’Asie, en étudiant scientifiquement son territoire, ses populations, ses cultures, ses religions, ses langues, son anthropologie et en considérant l’Asie presque aussi importante que l’Europe. Il faudra attendre que l’URSS exploite pleinement la composante asiatique de la Russie car encore, à l’époque tsariste, la plupart des industries et des progrès russes sont à l’Ouest. Cependant, il y a une tentative d’intégration avec ces peuples distincts afin de former une identité russe encore plus complète. Pour éviter ce déséquilibre vers l’Ouest, qui pouvait conduire à des conflits et créer deux États parallèles différents, le processus de peuplement de l’Est (à l’est des Ourals) et de valorisation de la Sibérie et de ses énormes ressources a commencé.
Après la Première Guerre mondiale et la prise du pouvoir par les bolcheviks, l’axe du développement russe se déplace définitivement d’ouest en est, considérant l’occidentalisation du pays comme un échec, limitant les relations avec l’Europe et se tournant de plus en plus vers l’Asie. En fait, l’une des premières mesures du gouvernement soviétique a été de déplacer la capitale de Saint-Pétersbourg à Moscou comme un geste symbolique de discontinuité. La prise de conscience de l’identité russe particulière commence comme une sorte d’exceptionnalisme russe, n’appartenant ni à l’Europe ni à l’Asie mais à une identité eurasienne comme quelque chose qui se situe entre ces deux continents ; théorie qui aura parmi ses plus grands représentants Lev Gumilev et le prince Nikolaj Trubeskoy avant lui. Il y a la conception idéaliste que l’Asie avec son retard économique et une culture non bourgeoise par le capitalisme occidental pourrait être une source vitale pour le socialisme qu’on voulait implanter. La force motrice de la Russie, devenue l’URSS, ne vient pas d’Europe mais d’Asie.
Après la révolution, la menace venue de l’Est n’était plus représentée par l’Empire britannique, mais par le Japon de plus en plus agressif, que la Russie connaît bien pour l’avoir vaincu lors de la guerre russo-japonaise de 1905. Les travaux de militarisation commencent de Vladivostok au Kamtchatka. La production militaire est délocalisée vers l’Est pour ne pas être dépaysée face à un éventuel nouvel affrontement avec le Japon et perdre du temps à transporter des armées et de l’artillerie.
Même scientifiquement, l’Asie acquiert une certaine valeur. Il suffit de se rappeler que des vaisseaux spatiaux avec des cosmonautes et des satellites envoyés sur la lune et en orbite terrestre ont été lancés depuis le cosmodrome de Baïkonour au Kazakhstan, où il y avait également le plus grand champ de tir nucléaire russe où des armes atomiques soviétiques ont été testées.
Après la chute du mur de Berlin en 1989 et la désintégration de l’Union soviétique, la Russie naissante d’Eltsine s’était rapprochée de l’Occident, mais dans sa variante américaine, lui devenant subordonnée et entraînant par conséquent le capitalisme prédateur débridé de Wall Street. Avec Poutine, la Russie retrouve sa véritable et authentique vocation eurasienne aussi parce que l’Occident souffre désormais d’une profonde crise politique, économique, sociale, culturelle, spirituelle, existentielle et morale et donc la Russie, qui a redécouvert sa profonde spiritualité Orthodoxe, ne s’intéresse plus à cet Occident et cette Europe vassale des USA, désindustrialisée dans un Occident moribond qui touche à sa fin. Au lieu de cela, il préfère se projeter à l’est en développant une coopération très étroite avec la Chine, l’Iran et d’autres pays comme l’Inde et les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale afin de créer un monde multipolaire d’États souverains qui prennent des décisions de manière autonome sans la tutelle anglo-américaine, un monde sauvé de la dictature des marchés financiers et qui vit selon ses propres coutumes, traditions et religion sans l’imposition d’agendas étrangers qui servent les intérêts des autres.
C’est le rêve russe, réussiront-ils ? Difficile à dire, mais l’avenir du monde, en ce moment, se trouve à l’est.
Filippo Zicari
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il est normal de mobiliser le mythe slave et l’eurasisme en période de lutte nationale, et je n’en fais donc pas le reproche aux Russes… c’est légitime dans la situation actuelle… Mais il ne faut pas se leurrer. La Russie est pleinement et entièrement européenne et même occidentale. Elle se revendique elle-même “la troisième Rome”, je pense que c’est clair. La religion, la langue, l’ethnie, la civilisation, le droit, etc. : tout la rattache à l’Occident dont elle est un éminent rameau. Voyez ses voisins : l’Asie confucéenne, la steppe tribale pagano-bouddhique, le Sud islamique… elle n’a strictement aucun lien avec ces civilisations : elle s’est taillé un empire qui inclut des Asiatiques, des Sibériens, des Turco-Mongols ou des Islamo-Causasiens. Mais ces gens ne sont pas Russes, ils sont fédérés à la Russie. La Russie appartient au Logos helleno-chrétien. Je pense que le slavisme ou l’eurasisme sont de séduisants mais dangereux mythes, un peu comme le germanisme ou le nordisme en Europe centrale : ce sont des tentatives néo-païennes qui nient le génie réelle de l’Occident, à savoir les Grecs et les Romains. Je suis rassuré de voir que Poutine a réhabilité l’église chrétienne russe, et non l’athéisme bolchévique ni les mythes païens à tendance nazie. Comme de Gaulle en son temps, il a compris que la seule issue de redressement pour l’Occident est de revenir à son génie propre et classique : grec, romain, chrétien. J’invite les gens à lire les écrits de Benoît XVI à ce sujet, ou encore les écrits de Léo Strauss (“nihilisme et politique”), Henri de Lubac (“le drame de l’humanisme athée”) ou Jean-Paul II (“foi et raison”). C’est là que sont nos outils intellectuels, spirituels et théoriques pour lancer notre lutte de redressement et de reconquête. La Russie n’est pas plus asiatique que la France n’est tahitienne ou guyannaise : ce qui ne veut pas dire que ces honorables périphéries exogènes ne puissent pas être fédérées avec réussite. Et la Russie a bien raison, à plus forte raison dans la situation actuelle, de se tourner vers ses horizons asiatiques et d’y commercer (mais non de s’y perdre). Merci pour vos analyses.