Nombre de commentateurs ironisaient sur une armée russe qui n’aurait pas préparé les combats en ville et aurait perdu le savoir-faire accumulé lors de la guerre de Tchétchénie, puis celle de Syrie. En effet, l’Ukraine est un pays densément urbanisé et la stratégie de Kiev, dictée par l’OTAN[1]. Or, en quinze mois d’opération spéciale l’armée de la Fédération (incluant des unités particulières comme la SMP Wagner ou les Kadyrovtsy a mené cinq combats urbains (Marioupol, Soledar, Severodonetsk, Lysichansk, et Bakhmut) dont deux majeurs (à Marioupol puis Artyemovsk/Bakhmut[2] ) ; et elle les a gagnés tous les cinq ! Le retrait de Kherson et l’établissement d’une ligne sur la rive Est du Dniepr apparaissent à cet égard comme un succès opérationnel, découlant d’une analyse lucide et éloignée des considérations purement médiatiques.

Stalingrad et Bakhmut, deux batailles symboliques et mythifiées

La bataille de Artyemovsk/Bakhmut a pris une importance particulière, comme celle de Marioupol, compte-tenu de l’exploitation symbolique et médiatique qui en a été faite par le pouvoir ukrainien et les médias occidentaux. Il vient à l’esprit une comparaison avec la bataille de Stalingrad lors de la seconde guerre mondiale. Les différences sont nombreuses, mais les similitudes également.

Bakhmut n’est pas Stalingrad…

Au niveau de la grande stratégie, les deux batailles ne peuvent se comparer, ni dans le volume, ni dans les objectifs, ni dans les conséquences : A l’été 1942, L’OKW (Oberkommando der Wehrmacht) n’avait pas analysé avec justesse les pertes subies par la Wehrmacht lors des défaites russes successives de l’année précédente, puis de la contre-attaque victorieuse devant Moscou à l’hiver 1941. L’outil militaire allemand ne disposait plus de la logistique (35 000 camions perdus, subordination extrême au réseau ferré, pénurie de carburant déjà…) nécessaire pour manœuvrer et poursuivre sa destruction d’une Armée rouge dont les réserves ont été considérablement sous-estimées[3] et qui apprenait de ses erreurs coûteuses. Les trois axes de 1941 (Leningrad, Moscou, Kiev) étaient restreints à une offensive limitée à un seul front au Sud, en 1942. L’année avait commencé avec une victoire du Deutsches Afrikakorps de Rommel et une autre de Von Manstein à Kharkov, faisant croire que l’échec hivernal était une anomalie, quasiment d’essence climatique. L’Allemand continuait à largement mépriser et sous-estimer son ennemi Soviétique.

Mais en 1942 le conflit se mondialisait (entrée en guerre des USA et du Japon) et il devenait clair que l’Axe devait renforcer sa position pour pouvoir affronter le choc d’une Amérique qui avait fait la preuve de sa puissance industrielle lors du conflit précédent. Le Reich avait donc besoin de sécuriser ses approvisionnements en pétrole[4] et en matières stratégiques, ainsi que d’adosser la défense de la citadelle Europe sur une Méditerranée transformée en lac italo-germain et interdisant l’accès britannique aux Indes, voire entrainant la Perse et la Turquie dans l’orbite de Berlin. Ces projets grandioses, inspirés de la science géopolitique de Haushofer, se heurtaient évidemment aux conceptions étatsuniennes (inspirées de Mc Kinder et surtout de Spykman). Celles-ci allaient s’imposer avec la guerre et conduire à l’opposition avec le bloc soviétique, à la décolonisation et à la vassalisation d’une Europe coupée entre deux hégémon, à Moscou et Washington. Le Fall Blau avait pour objectif de permettre ces réalisations. Selon ce plan, des Divisions Panzer devaient rouler pour s’emparer des sites pétroliers du Caucase, leurs arrières devant être assurés par une ligne appuyée sur les Fleuves Don et Volga, afin de barrer la route aux Soviétiques. Outre l’aspect purement militaire, ce mouvement était censé priver à long terme l’Union soviétique de ses capacités industrielles et de son approvisionnement stratégique, en étant dépossédée de l’Ukraine, du Donbass, et du Caucase. Berlin espérait disposer d’une fenêtre d’opportunité tant que Washington affronterait Tokyo dans le Pacifique.

Or, la puissance économique des USA leur permit de mener deux fronts de concert[5], alors que le Japon était incapable de créer une fixation soviétique en Orient[6]. Sous-estimant le potentiel soviétique, les Allemands avaient également surestimé le leur, en pensant vaincre à l’Est avant de devoir faire face à la menace à l’Ouest. La marche vers le Sud, loin de permettre de gigantesques Kesselschlachten comme en 1941, vit des armées soviétiques reculer comme en 1812 devant Napoléon et la logistique allemande se gripper comme celle de la Grande armée jadis. La puissante 6ème Armée dut s’arrêter à plusieurs reprises faute de carburant. La force principale de la Wehrmacht, sa supériorité tactique liée à sa capacité manœuvrière, ne pouvait plus s’exercer à plein. La supériorité de la capacité inter-armes et d’un commandement rapide dépassant la vitesse d’analyse et de réaction de l’adversaire, s’émoussait également. Les objectifs durent être revus, et les forces réarticulées[7] (la 4ème Armée Panzer faisant la navette entre Stalingrad et le Caucase), les maigres réserves priorisées étant réorientées[8]. La Wehrmacht n’était plus capable d’opérer une mission de grande stratégie, même sur le seul front de l’Est (en plus des Balkans, de l’Afrique du Nord et bientôt de l’Atlantique où les liaisons avec les USA ne purent être coupées).

…Mais les erreurs se répètent

Même en deçà de la grande stratégie, au niveau stratégique, la situation allait dégénérer : Il restait possible de tenter de détruire des forces soviétiques, de sécuriser la ligne Don/Volga et de revendiquer une nouvelle victoire à l’Est. Or, entre les deux fleuves se trouvait une ville, également nœud ferroviaire et site de production d’industrie lourde, notamment des chars T-34 et T-70 ; l’ancienne Tsarytsine avait de surcroit été rebaptisée Stalingrad, du nom du commissaire politique qui était censé y avoir mené une offensive efficace contre les armées Blanches, deux décennies auparavant. Une victoire à l’issue de cette campagne d’été aurait permis de préparer l’hiver dans de relativement bonnes conditions de défense[9], et peut être de remonter le potentiel de la Wehrmacht[10], tout en sapant le moral ennemi et en fournissant une victoire à la propagande interne, raffermissant le joug allemand sur les alliés et cobelligérants[11]. Logiquement, il fallait donc chasser les Russes de Stalingrad, verrou central entre les deux fleuves.

L’Etat major soviétique confia à la 64ème et surtout à la 62ème armée de Tchouikov[12] la défense de la ville, en application du fameux ordre du jour de Staline « plus un pas en arrière ». La posture défensive n’était pas aisée (équivalence quantitative des forces, reflux militaire soviétique, difficultés d’approvisionnement, supériorité aérienne allemande…) mais Stalingrad offrait des opportunités qui furent exploitées habilement. La mobilité des Panzer n’avait plus d’intérêt dans ce contexte et l’instruction avancée des fantassins mécanisés n’était plus adaptée ; la Luftwaffe, en réduisant la ville en tas de ruines, allait faciliter la tâche de la défense et gêner la progression des assaillants ; le combat dans la durée et les surconsommations caractéristiques du combat urbain allaient peser encore davantage sur une logistique allemande étirée, puis réduite à un pont aérien très insuffisant. En alimentant en permanence le front par la Volga, avec des réserves insoupçonnées, la STAVKA luttait contre l’attrition ; en lançant l’offensive Uranus à partir de petites têtes de pont conservées sur les rives au Nord et au Sud, les Soviétiques allaient détruire les flancs (tenus par des divisions alliées Italiennes et roumaines) de la 6ème Armée, puis l’enfermer dans un chaudron urbain, étranglée logistiquement et incapable de faire face à l’attrition. Berlin ne put finaliser les opérations de dégagement menées par des divisions affaiblies, contraignant à donner l’ordre de tenir fermement la ville, afin d’au-moins maintenir un abcès de fixation consommant des forces soviétiques retirées des autres fronts, et empêchant un désastre total et l’effondrement du groupe d’armée Sud, voire du groupe Centre.

Néanmoins, ce fut une lourde défaite, la première de ce type pour une armée allemande qui perdit sa réputation d’invincibilité[13], souvent considérée comme un tournant de la seconde guerre mondiale. En gros, si l’Armée soviétique avait encore à apprendre (elle réinstaura à cette occasion les corps d’unités blindées et restructura les corps de fusiliers, inadaptés et hérités des purges de 1937 et de la condamnation des visions de Thoukatchevski) notamment en termes de travail d’état-major et de manœuvre, elle s’était avérée capable d’analyser les forces et faiblesses de l’ennemi pour compenser les siennes. Menée avec brio, la défense élastique allemande trahissait cependant l’incapacité de reprendre l’ascendant en offensive. Les échecs en Tunisie, lors de la bataille de Koursk l’année suivante, et de celle des Ardennes, témoignant de cet appauvrissement opératif allemand devenu définitif. Cela confirmait une faiblesse germanique structurelle : Les USA, et dans une certaine mesure le Royaume-Uni, puissances thalassocratiques, ont su penser la guerre mondiale, avec une grande stratégie fondée sur le contrôle de l’énergie et de la capacité de production propre à ce cadre. L’Union soviétique a su développer une vision stratégique et opérative reposant sur des opérations planifiées et enchainées, adaptées au conflit entre des Etats modernes, trop résilients pour qu’une défaite unique les abatte. Les Allemands sont pour leur part restés confinés à une vision d’essence tactique, faite de mouvements habiles combinant feu et manœuvre pour obtenir une victoire décisive par l’encerclement et la défaite de l’armée adverse. Cette vision qui était encore stratégique lors de la bataille de Cannes entre Rome et Hannibal[14], était évidemment devenue inadaptée, sauf face à des Etats dépourvus de profondeur et de réserve stratégiques (cas de la France de 1940).

Stalingrad. The Victory Banner over the square. Photo TASS / Georgy Zelma Сталинград. Знамя Победы над площадью павших борцов. Фото Георгия Зельмы /Фотохроника ТАСС/

…et les principes demeurent

Au plan tactique, la bataille de Stalingrad permit des innovations de l’art de la guerre, jusque lors plutôt centré sur la poliorcétique et le siège lorsqu’un environnement bâti était envisagé. La ville s’est imposée comme égalisateur ou compensateur, pour une armée dominée techniquement, et comme piège dévoreur pour une armée de manœuvre, qui s’y englue. A l’instar des lignes fortifiées en rase-campagne[15], c’est aussi un terrain qui permet d’exploiter la guerre d’attrition. Les enseignements de Stalingrad restent d’actualités en matière technique.

1943 et 2023, une comparaison  stratégiquement et tactiquement pertinente

La comparaison avec la bataille d’Artyemovsk/Bakhmut n’est pas incongrue, dès lors qu’on ne s’arrête pas au niveau de la grande stratégie, pour lequel c’est le conflit en Ukraine dans sa totalité qui doit être pris en compte.

Une obsession kiévienne

Au niveau stratégique, les combats de Stalingrad, puis leurs développements ultérieurs[16], ont causé plus de deux millions de pertes humaines et ont condamné dans le long terme les espoirs allemands d’offensive majeure à l’Est. C’est là réellement un effet stratégique, qui se compare difficilement avec ceux d’Artyemovsk/Bakhmut. Toutefois, il y a une évidente similitude autour du traitement médiatique et symbolique qui a été développé dans les deux cas. Hitler lui-même a rappelé que le nom de Stalingrad n’avait pas été déterminant dans le choix des axes d’offensive, mais par la suite cette dimension s’est imposée[17]. Comme Marioupol et la défense du régiment Azov, Bakhmut est devenu une obsession kiévienne, qui devait coaguler l’héroïsme de la résistance à la Russie, souligner l’inefficacité militaire de Moscou et discréditer la SMP Wagner, en ouvrant de supposés coins dans les relations entre E. Prigojine et l’Etat-major de la Fédération de Russie, voire son président[18]. Ce théâtre médiatique, qui permettait aussi de stigmatiser des positions politiques et sociétales russes et de recycler certains mythes propagandistes datant de la 2ème Guerre mondiale[19], n’était donc pas sans intérêt ; toutefois la valeur réelle de la position et les sacrifices consentis ne peuvent être uniquement justifiés par cet objectif. Il semble d’ailleurs que les conseillers otaniens aient tenté d’infléchir la logique de Festungsbefehl adoptée par Kiev lorsque la consommation en matériels, munitions et personnels a monté en flèche.

Les tranchées autour de la ville

La bataille de Stalingrad fait l’objet d’études approfondies par les différents états-majors. C’est un sujet parfaitement maîtrisé dans les études tant des Russes que des Ukrainiens, qui partagent encore un héritage militaire soviétique. Or, on a l’impression que la bataille de Bakhmut a été pensée à Kiev comme un Stalingrad inversé, dans lequel les troupes (russes) assiégeantes se trouveraient isolées, puis encerclées dans la ville, par réduction des flancs ; l’issue serait leur destruction définitive, après rupture des lignes logistiques. Pour cela, les soldats Kiéviens ont été renforcés systématiquement et dans la durée, par des voies de communication terrestres, des unités fraiches incluant des troupes d’élite (bataillons politiques, « volontaires étrangers ») étant injectées jusqu’à la fin. Cette posture s’imposait pour pouvoir tenir la ligne défensive après la perte de Soledar, et Bakhmut, comme Stalingrad, était un nœud de communication important. Créer un point de fixation à cet endroit était favorable à la défense (le bâti y comprenant des immeubles à grande hauteur à l’Est et des zones industrielles au Nord), permettait les approvisionnements par le Nord. Ce choix limitait l’emploi de moyens mobiles qui pouvaient dés lors être orientés vers une éventuelle offensive, soit dans la zone (probablement à partir des flancs), soit ailleurs sur le front. Enfin, l’infanterie mécanisée russe étant considérée comme relativement faible, cette stratégie avait l’avantage de consommer les unités considérées comme une bonne infanterie légère[20].

Statistiques macabres

Un char T-90 M en appui feu urbain

Cependant, à la différence de Stalingrad, les combats n’ont pas aligné des formations mécanisées blindées mal adaptées au contexte d’emploi[21], mais bien des groupes d’assaut interarmes constitués à l’image de ceux mis sur pied contre les villes nazies en 1945. Les chiffres exacts sont une denrée rare, mais il est estimé que les « Musiciens » ont détruit définitivement des (dizaine de ?) milliers de Kiéviens en neuf mois de combat ininterrompu[22]. Un analyste objectif a procédé à une tentative d’estimation, que lui-même annonce comme approximative à cause du silence et de la propagande. En croisant les ordres de bataille (flou chez les Ukrainiens, inconnu chez Wagner), les déclarations des ministères de la Défense, du Pentagone, des dirigeants et des remontées de journalistes et de combattants, ainsi que le suivi des annonces mortuaires, il annonce : un tiers de l’armée de Kiev est passé par la ville, avec une probabilité (à 10% de marge) de 45 000 morts (donc du double au triple de blessés) ; Wagner aurait perdu 17 000 hommes (avec un ratio de 1 soldat professionnel pour 2,6 délinquants engagés) et les forces de flanquement (VdV et 4ème Brigade de fusiliers motorisés, des rappelés) auraient perdu 5000 hommes.

Cela peut être considéré comme un succès stratégique dans la mesure où le capital biologique adverse est fortement impacté, surtout en personnels formés et qualifiés, ce qui obère son potentiel futur. Le succès est évidemment déterminé par les pertes amies correspondant, qui sont tout aussi difficiles à quantifier. Apparemment, les effectifs Wagner semblent avoir été moindres que ceux de leurs adversaires, de l’ordre d’une dizaine de milliers, soit une division en permanence (probablement avec des rotations et de renforcements suite aux pertes qui se monteraient au même chiffre, sur les 50 000 combattants de Wagner), ce qui est déjà en soi remarquable. En effet, on estime théoriquement que l’avantage à la défense impose d’aligner trois assaillants contre un, mais après la Tchétchénie on a requantifié le ratio à 5 ou 6 assaillants contre un défenseur.[23] En l’espèce, l’écrasante supériorité en artillerie a décuplé la puissance russe.

Orages d’acier

En 1943, les Allemands ont progressivement vu leur capacité de bombardement décroitre, l’aviation ayant perdu de son efficacité et l’artillerie étant contingentée en obus. Malgré certaines déclarations des deux parties, il semble que l’appui d’artillerie a toujours été disponible à Bakhmut. L’armée russe affirme avoir détruit 24 aéronefs au-dessus de la zone, ce qui est significatif notamment pour une aviation ukrainienne très affaiblie. Les bombes planantes guidées russes de fort tonnage (500 voire 1500 Kg [24]), déjà employées à Vugledar semblent avoir permis des destructions importantes à Bakhmut. Si ces dispositifs ont bien été déployés, cela signifie que la tactique « d’embrassement », employée par les Soviétiques en 1943 et les Tchétchènes en 1996, n’a pas très bien fonctionné à Bakhmut. [25] Les Ukrainiens ont pour leur part utilisé au moins une fois des bombes de 250 kg guidées JDAM sur un immeuble du centre.

Alors que l’approvisionnement était très difficile pour les deux camps en 1942, il semble que le réduit comme les forces d’assaut aient pu bénéficier d’un soutien, soit par incapacité d’interdire les accès routiers en amont, soit (hypothèse de Prigojine) afin de détruire un maximum de forces entrant dans le « hachoir à viande ».

Kiev en défense, la forteresse Bakhmut

L’intensité du pilonnage est évident sur cette vue

Les principes dégagés en 1942/43 restent applicables aux opérations défensives en milieu urbain, qui consistent à freiner, concentrer/fixer puis détruire le maximum de forces adverses. Les combattants doivent rendre impraticables les axes de communication urbains d’origine (obstructions, destructions, minage…), exploiter le réseau bâti d’origine et les démolitions causées par le feu adverse ou le Génie ami pour canaliser les efforts adverses dans des corridors qui interdisent le débordement et facilitent la constitution de nasses de feu. Les concentrations ennemies sont ainsi soumises à des feux divers (aviation, artillerie, canons des véhicules, mortiers, lance-roquettes, lance-missiles portables et armes automatiques d’infanterie) sur des positions reconnues, minées, ouvertes, soumises à l’observation de postes amis dissimulés et protégés, les armes étant préréglées. Les arrières de l’ennemi doivent être soumis à bombardements, afin de rompre les flux logistiques amont, d’empêcher les renforts et les réapprovisionnements, en synchronisation avec les assauts amis. Les positions de tir doivent être renforcées autant que possible, se couvrir mutuellement, pouvoir communiquer et être coordonnées par un commandement bénéficiant d’informations (postes d’observations, patrouilles, emploi d’équipes de reconnaissance/sniping, drones et observation aérienne, écoutes et actions de guerre électronique). Les combats de ville entrainent un épuisement rapide des personnels comme des stocks, et il faut donc aménager des sites de repos protégés, coordonner les tours de combat et de récupération, disposer des réserves de munitions, mettre en place des moyens de lutte contre l’incendie et des moyens d’alimentation en nourriture et surtout en eau pour les défenseurs.

Un sniper ukrainien  avec un fusil moderne UAR 10 de calibre  7,62×51 OTAN

A Stalingrad, la cité offrait d’excellentes possibilités, car les immeubles étaient construits en béton armé, très résistant aux coups de l’artillerie, avec des possibilités d’exploitation verticale (soupiraux et étages). Les déblais compartimentaient la ville et rendaient la protection en sûreté des blindés difficile. Des canons et des chars étaient employés à poste fixe, dissimulés par les éboulis, offrant leur face, partie la plus protégée ou tirant en caponnière[26]. Des équipes mobiles de casseurs de chars, de cinq ou six soldats disposant de deux ou trois lance-roquettes et d’une arme automatique[27] peuvent opérer en renfort d’un point chaud ou comme hunter killers plus ou moins autonomes. Une doctrine défensive définie « sur le tas » par Tchouikov, reposa sur la mise en place (avec le travail des civils réquisitionnés en masse et travaillant sans relâche) des « points forts », qui étaient combinés en « centres de résistance » », eux-mêmes formant une « ligne de défense ». Plusieurs lignes échelonnées permettaient une résistance en profondeur, articulée en fonction de « brise-lames » formant goulets d’étranglement et canalisant les forces adverses. De plus, cette défense restait très active, la contre-attaque systématique étant de mise, au moyen d’unités de marche organisées en groupes d’assaut[28]. Les soviétiques adoptaient en outre un système de défense autonome et tous azimuts et prévoyaient un siège durable de leurs points forts. Des éléments de l’Armée rouge pouvaient se laisser dépasser, puis agir dans le dos des unités de la Wehrmacht. La bataille de Stalingrad s’est cependant livrée aussi à l’extérieur de la ville même, notamment sur les flancs.

Les Musiciens à l’offensive

Pour l’attaquant, l’objectif est de conserver sa mobilité en ouvrant des itinéraires (dépiégeage et déminage d’assaut, voire brêchage offensif[29]), de disposer d’une supériorité de feu au moins ponctuelle pour réduire l’efficacité des tirs adverses, de ne pas laisser ses éléments se faire isoler et détruire dans le labyrinthe urbain. Il faut également essayer de supprimer les lignes logistiques ennemies et aveugler ou leurrer son commandement.

L’infiltration à pied plutôt que le raid blindé

Un « musicien » avec une AKS customisée (ACOG, crosse type M4 et silencieux) et un poste radio individuel le camouflage Multicam est porté par les deux camps ce qui impose le port de brassards ( jaune pour les Ukrainiens, Blanc pour les russes)

La tactique du raid de colonne blindée n’a fonctionné correctement qu’à Bagdad en 2003, elle fut catastrophique en Tchétchénie en 1995, en Syrie, et lors des phases initiales de l’opération spéciale en Ukraine. A Vienne, Berlin, Budapest, Cologne, Aix la Chapelle et Posen, puis à Hué, Beyrouth[30] et Falloudja, la tactique mise en place a reposé sur une association des forces mécanisées blindées avec des appuis Génie, une couverture suffisante de fantassins et un appui indirect par l’artillerie (et l’aviation en 1984 et 1995). A Bakhmut, l’assaut fut méthodique, progressif et reposa sur l’infiltration plutôt que le rush. Nombre de Wagnérites ayant servi en Syrie connaissaient le risque qui pèse sur les chars en ville. En principe, l’action intramuros est appuyée par la prise de contrôle a minima des flancs de la cité, avec établissement d’une base de feu d’artillerie, action contre la logistique ennemie et sécurisation de ses propres arrières et flancs. Il s’agit ensuite de repérer le dispositif ennemi, de quadriller la ville en rétablissant sa capacité de mouvement afin de rompre le dispositif en isolats. Chaque élément ainsi séparé des autres formant le réseau défensif, on peut procéder à sa réduction. Ensuite, il faut disposer de troupes de relève pour le fortifier contre toute tentative de contre-offensive immédiate par l’adversaire. Ce lent « détricotage » du dispositif adverse ressemble dans une certaine mesure à la tache d’huile de Gallieni, en permettant une augmentation progressive de la zone contrôlée, qui chasse l’adversaire et rétrécit son périmètre. Il s’est avéré plus efficace que la tactique de poussée blindée jusqu’au cœur du dispositif ennemi ; mais il requiert une formation commune des fantassins et des équipages de blindés pour se protéger les uns les autres, ainsi qu’une capacité d’état-major pour coordonner les appuis et les soutiens. Sans cela, l’assaillant risque de se trouver dans une « nasse à feu », avec une destruction généralement rapide. A Artyemovsk/Bakhmut, la propagande ukrainienne et occidentale évoquait des « vagues humaines sacrifiées » en écho à l’évocation des combats du front de l’Est par les anciens de la Wehrmacht. En réalité, la SMP Wagner a employé une technique d’infiltration par petits groupes lourdement soutenus par l’artillerie et pouvant se succéder, mais jamais en masses regroupées.

A Stalingrad, la perte de contrôle des flancs au Sud et au Nord, puis la création d’une hernie urbaine, ont finalement permis « d’assiéger l’assiégeant », piégé dans les 90% de la ville qu’il avait réussi à contrôler. L’incapacité allemande de mettre sur pied une opération de sauvetage de l’ampleur requise, ainsi que la fourniture de la logistique requise, a sonné le glas de la 6ème Armée tout entière, d’un corps complet de la 4ème Panzerarmee, de la majorité des 3ème et 4ème Armées roumaines et de la 8ème Armée italienne.

D’un point de vue stratégique, les Ukrainiens s’attachent au territoire, alors que les Russes non, car leur but (défini par le président Poutine lors du lancement de l’opération spéciale, qui ne comporte pas d’objectif territorial) est désormais de détruire le potentiel militaire de Kiev, matériel puis humain. Le général Surovikine a d’ailleurs clairement défini cette stratégie dés octobre 2022. L’état-major ukrainien s’est accroché également parce que la ville constituait le second pilier de la ligne de défense vers l’Est. Le premier était Lyssichansk/Severodonetsk et le troisième et dernier étant Slavyansk/Kramatorsk. En sus, le président Zelensky a imposé une vision politique tournée vers l’International et le maintien dans la ville, alors que son chef d’Etat major défendait une solution militaire et le retrait de la ville. On peut donc considérer que les deux batailles de Stalingrad et de Bakhmut/Artyemosvk présentent effectivement d’importantes similitudes.

Suite dans la partie 2…


[1] Dés les années 60 le principe des « moles urbains » destinés à briser les pointes blindées soviétiques avait été définie par l’Alliance, dont la dominante US dans sa lutte contre Moscou était intellectuellement dominée par l’héritage allemand ; inspiré par la stratégie des Festungen du IIIème Reich, lors des opérations de freinage que la Wehrmacht, exsangue et sans carburant, ne pouvait plus mener par la manœuvre, ce principe entendait exploiter la géographie de l’Europe occidentale pour engluer un adversaire numériquement très supérieur.

[2] Artyemovsk est le nom russe, d’après le bolchévique Fyodor Sergeyev, aka Camarade Artem (Artyom), et Bakhmut le nom ukrainien.

[3] Le Führer a lui-même déclaré que s’il avait connu les chiffres réels il n’aurait pas lancé Barbarossa

[4] « Wenn ich das Öl von Maikop und Grosny nicht bekomme, dann muß ich den Krieg liquidieren », sans le pétrole de Maikop et de Grozny je devrai liquider la guerre, déclaration de A. Hitler au QG du groupe d’armées Sud, à Poltawa le 1er Juin 1942

[5] Et même d’approvisionner les Alliés britanniques puis Soviétiques, compensant les pertes territoriales.

[6] Information capitale fournie par l’espion Sorge au Kremlin

[7] Malgré l’appoint de la 8ème Armée italienne et de la 3ème Armée roumaine, la division du groupe d’armées Sud en groupe A et groupe B aggrava la faiblesse de l’offensive allemande

[8] Mais seulement ponctuellement et temporairement, ce qui sera la faille permanente de la stratégie allemande pendant la guerre, réduite à l’envoi de « pompiers » localement et incapable de soutenir des efforts simultanés dans le long terme

[9] D’autant que le pendant d’Uranus contre le Groupe d’Armée Centre, Mars, avait été sévèrement repoussé par les Allemands.

[10] Le Reich n’était pas encore sur le pied de guerre totale, qui sera mis sur pied par Speer à partir de 1943

[11] Finlande, engagée face à Leningrad en appui du Groupe d’Armées Nord, Italie qui avait donné 10 divisions à l’Est mais aussi le gros des forces en Afrique, Roumanie – 3ème et 4ème, deux armées complètes -, Hongrie- 2ème Armée complète-, Bulgarie engagée avec les Italiens dans les Balkans, mais sans déclarer la guerre à l’URSS…

[12] Ce dernier avait étudié l’ennemi lors des combats de juillet et il avait décelé des faiblesses de l’infanterie allemande qu’il allait exploiter par la suite. Il sut aussi limiter l’efficacité de la Luftwaffe dont l’action coordonnée au sol l’avait en revanche impressionnée.

[13] Tout en s’avérant capable de mener trois années de guerre face à des adversaires de plus en plus nombreux

[14] Ou entre les Prussiens de Moltke contre le Second Empire français

[15] Dès lors que des lignes logistiques existent avec l’arrière et que l’exploitation d’une percée des lignes d’arrêt peut être évitée

[16] Les 150 divisions allemandes de Barbarossa étant appuyées par 30 divisions d’alliés de l’Axe

[17] On envisage d’ailleurs de rebaptiser Volgograd sous son nom de la seconde guerre mondiale

[18] Jeu auquel l’intéressé, le chef du groupe Wagner s’et prêté lui-même dans le cadre d’une guerre de l’information, nécessairement assez opaque

[19] Les Britanniques ont récupéré cet aspect de la guerre communicationnelle

[20] PMC Wagner recrute dans toutes les armes y compris blindés et artillerie, mais elle est orientée vers des ex des forces spéciales qui excellent donc plutôt dans les tâches d’infanterie légère ; leurs homologues des VdV semblent avoir souffert de pertes importantes au début de l’opération face à des adversaires mécanisés blindés, ce qui pourrait expliquer qu’ils aient reçus un rôle de couverture autour de la ville ?

[21] Comme en 1996 à Grozny 1, par exemple

[22] Il y a une véritable « guerre des nombres », chacun déclarant avoir détruit des quantités très élevées de personnels ennemis ; faute de pouvoir avancer des données cohérentes (selon les sources les pertes sont du simple au décuple) l’auteur préfère ne pas fournir de chiffres. Il semble toutefois très crédible que l’Ukraine ait bien davantage souffert des combats.

[23] Recyclant l’histoire de l’URSS les narratives de propagande anglo-saxonne, notamment britannique, évoquent l’envoi de vagues d’assaut suicidaires et sacrifiées. Cela ne semble pas correspondre à la philosophie de la SMP, ni aux enterrements effectués sur plusieurs sites en Russie.

[24] Des bombes lisses, disponibles en quantité et accessoirisées avec un système de guidage et un appareillage de dérive qui limitent l’exposition de l’aviation à une défense sol-air respectable

[25] Soit parce que le Renseignement était bon, ou parce que le guidage au sol l’était. D’après les Occidentaux les Russes n’excellent pas dans le domaine, mais certaines expériences en Syrie en 2016 permettent de s’interroger à ce propos.

[26] C’est-à-dire avec les cotés protégés de l’axe d’attaque adverse

[27] Modélisé en Tchétchénie, mais déjà connu à Beyrouth, à Falloudja

[28] Modèle repris en 1945 et dans la doctrine de Wagner à Bakhmut (v. infra)

[29] Les moyens techniques lourds Génie nécessaires pour cela existent dans les unités Russes et Ukrainiennes

[30] A Beyrouth comme à Sarajevo, une ligne stabilisée s’est imposée au sein de la Cité, sans qu’un assaut massif ne permette la capture de la ville dans son entièreté

Olivier CHAMBRIN

3 thoughts on “La route de la Victoire, de Stalingrad à Artemovsk/Bakhmut (Partie 1)

  • Olivier,
    Pourrais-tu me dire de quelles fautes en Allemand il s’agit et que j’aurais “loupées” sans te prévenir ?
    Bien à toi !
    Jean-Claude

    Répondre
  • Article passionnant et très instructif. Merci.

    Répondre
  • Bonjour Xavier,

    Il y a des petites fautes lorsque t‘as employé les mots allemands.

    Je peux les corriger.

    Pour cela, envoies-moi simplement un mail avec, dans son objet, mon nom.

    Répondre

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