Après avoir relevé les similitudes symboliques et stratégiques entre ces deux grandes batailles, abordons l’aspect tactique:

Les 224 jours de combat à Artyemovsk/Bakhmut ont témoigné d’une intensité comparable à celle de Stalingrad, le chef de Wagner a lui-même reconnu l’acharnement et le courage des combattants retranchés. Cela met d’ailleurs en évidence un aspect psychologique et sociologique intéressant : Les Russes mènent la guerre avec patriotisme et détermination, mais on ne relève pas de commentaires haineux à l’encontre de leurs adversaires, hors militants extrémistes ; il semble que les Russes continuent à considérer les Ukrainiens comme un peuple frère, malgré les combats (revient souvent l’idée que « les Ukrainiens se battent comme seuls des Russes peuvent le faire »). Tout au contraire, la communication kiévienne, interne comme à destination d’un public étranger, en incluant les tribunes qui leur sont laissées dans les médias occidentaux et notamment français) est empreinte de haine et de fanatisme, qui vont de pair avec une tendance à revenir aux sources terroristes du nationalisme ukrainien. Que cela soit explicable par le passé, par la résurgence de visions païennes et antichrétiennes, par une attirance sataniste, par la marque des jeux vidéo réalistes et sadiques ou par un racisme bien incompréhensible dans cet affrontement entre Slaves, cela est une réalité observable. Une veille superficielle des communications gouvernementales, des réseaux sociaux, et des communications médiatiques le confirme : Les déclarations des responsables des services de Renseignement ou du cabinet politique du président Zelensky (lui-même beaucoup plus modéré), les attitudes hystériques de nombreuses invitées des plateaux occidentaux, les nombreux sites pro-Kiev abondent en propos qui, tenus par d’autres, tomberaient sous le coup de la provocation à la haine. La page de garde du site (au moins semi-officiel) Mirotvorets, qui affiche avec complaisance des cadavres de soldats russes défigurés illustre cette attirance morbide et obscène. Il est possible que cela soit un choix délibéré pour attirer un public dégénéré et fasciné par la violence et la mort, abonné à une violence graphique sur internet, qui rappelle fortement les campagnes électroniques de l’Etat Islamique (et s’adresse en réalité à un public de semi-adultes, gavés de violence virtuelle dans les pays occidentaux, Japon et Corée inclus dans cette définition civilisationnelle). Cette posture leur assure aussi le support d’une frange politique US, elle-même extrémiste[1]. Face à cela, Evgueni Prigojine a tenu à renvoyer les corps des combattants adverses, et à assurer un traitement décent aux morts, dans ses actions publiques. Il ne fait pas de doute, en tous cas, que les combats ont atteint une violence et une durée rares, nécessitant un engagement et une résilience considérable dans les deux camps.

Procédons à l’examen des phases de la bataille de Bakhmut, selon un angle tactique :

  • Comme la jungle, le désert ou la montagne, la ville constitue un environnement spécifique où le terrain dicte ses conditions, plus encore que d’habitude à la guerre ; c’est un égalisateur qui peut compenser des faiblesses, tant techniques que tactiques. C’était le pari soviétique -gagné- à Stalingrad pour permettre à une armée rouge inférieure en capacité de manœuvre de rivaliser, et l’espoir du Festung Befehl pour redonner à une Wehrmacht qui n’était plus que l’ombre d’elle-même la possibilité de s’opposer à la vague offensive rouge, a minima de causer des pertes importantes et de gagner des délais (mais dans ce cas, il n’y avait plus ni réserves, ni logistique, ni profondeur stratégique pour enchaîner avec une quelconque action militaire, le Führer espérant une sortie de guerre politique, en jouant sur la rivalité entre Alliés pour créer une rupture et l’exploiter après la mort de Roosevelt[2]). La nature du bâti conditionne naturellement les modalités de combat, la grande cité industrielle de la Volga s’est avérée propice à la défense, ses bâtiments en béton armé résistant aux pièces de calibre réduit des PzKw III et IV et même aux canons d’assaut StuG III. A Artyemovsk/Bakhmut, les combats ont inclus les alentours du noyau urbain, une zone anciennement résidentielle, avec de nombreux espaces verts et dont le terrain libre a permis de creuser de véritables réseaux de points d’appuis reliés par des tranchées. L’artillerie y a été massivement employée, y compris pour interdire les axes routiers desservant la ville, dont l’autoroute Lysichansk/Bakhmut et celle desservant Siversk[3]. A priori, toute la gamme disponible (obusiers de 152 mm, lance-roquettes multiples, missiles et bombes aériennes) a été employée par les deux parties. Le centre-ville comprend des bâtiments résistants, y compris des IGH offrant des possibilités d’observation, de tirs d’ATGM et de sniping, ainsi que des ensembles de barres bétonnées en forme de carrés parallèles. Le site comporte également des zones industrielles à l’Est et une centrale thermique. On estime que la ville a été détruite à plus de 60%. La difficulté de la progression vers le centre-ville a été accrue par des destructions notamment des ponts, dont celui de la voie ferrée, sur la rivière Bakhmuta. En espace bâti, la troisième dimension joue un rôle crucial en permettant des tirs sur le dessus des véhicules, moins protégés[4] ; des armements relativement anciens retrouvent alors une efficacité accrue. Visiblement, à Bakhmut, tant les Ukrainiens que les Wagnérites ne manquaient pas d’armes modernes, russes ou occidentales (les stocks saisis par l’armée fédérale ayant été redistribués aux anciennes Milices des Républiques populaires, mais aussi aux troupes de la SMP). Outre l’artillerie, l’appui direct est important en ville, pour détruire les armes et les points forts désignés par les fantassins. Dans ce rôle, les obusiers lourds automouvants et les canons d’assaut excellaient ; trop imposants et vulnérables, il ne semble pas que les Koalitsia, Acatsia, Giasint ou MSTA[5] aient été engagés intra-muros, leur allonge étant davantage valorisée par un placement en périphérie et un guidage par observateur au sol ou drone. En revanche, pour appliquer un feu précis rapidement en support de l’infanterie, le char de combat s’est avéré utile. Les tubes de 115 et 125 mm[6], gênants car très longs dans un espace bâti, délivrent en revanche une puissance explosive relativement importante, tant dans le calibre 125 mm (3,4 kG de charge explosive en équivalent TNT, selon type) des différents T-72, T-64, T-80 et T-90 que dans le calibre 115 mm des T-62 (2,7 kG équivalent TNT). Cependant, il est apparu que face aux écrans urbains les obus explosifs (HE-Frag) avaient tendance à ricocher ; les obus-flèches nécessaires au combat anti-char n’étant pas appropriés, la dotation doit être revue en augmentant le nombre d’obus HEAT dont la charge creuse fonctionne sur le bâti. Dans les conditions de combat en milieu bâti, le char offre donc une aide directe à la réduction des points forts et une certaine protection contre le feu, pour les fantassins. Toutefois, même les blindés soviétiques de 44 tonnes munis de protection réactives ou leurs homologues occidentaux de 60 tonnes ne garantissent pas une protection assurée contre des missiles guidés, voire de simples mines à effet de chenille qui les livrent, immobilisés, aux tirs d’artillerie ou d’aviation. Cela a donc tout son sens d’injecter des blindés réputés obsolètes (pour du combat anti-char) comme les T-62, afin de faire masse[7]. Quoique perméable aux charges creuses, cette cuirasse, avec 120 à 240 mm d’acier homogène (RHC), plus des briques réactives pour les versions modernisées, protège des armes automatiques d’infanterie et des grenades, ainsi que des torpilles de mortier. Les Occidentaux semblent avoir cédé à l’hybris technologique qui fût le propre du IIIème Reich, avec des projections de geeks sur les chars déconnectées de la réalité. Au contraire, les Russes semblent considérer le char d’assaut comme un consommable dans une guerre de haute intensité, apparemment à la différence de l’avion.[8] Cette conception expliquait déjà le choix du T-72 comme option économique et destinée à équiper les formations soviétiques de masse à côté d’un T-64 plus coûteux et avancé. C’est probablement encore le cas actuellement entre T-90 et T-14 Armata. Si la France avait suivi la même option de bon sens, au lieu de 140 MBT Leclerc opérationnels, l’Armée française disposerait de centaines d’AMX-13 et 30B, certes obsolètes face à des MBT modernes, mais encore capables d’offrir de grand services notamment en défense territoriale, pour peu que l’Etat eût imposé de conserver des chaînes de production des pièces détachées et une maintenance adaptée (le MEC des chenillés étant assez lourd mais possible pour ces véhicules rustiques), à l’exemple de ce que l’armée russe démontre actuellement.[9] Cela posé, on a pu apercevoir des chars T-90 Prokhiv de dernière génération dans les rangs de Wagner, soit qu’une meilleure protection ait été nécessaire soit pour une autre raison ( ?).
  • A Stalingrad, les Soviétiques favorisaient le combat de nuit, car cela limitait le rôle de la Luftwaffe, et parce que les Allemands étaient mal préparés à cette forme de combat, qui était au contraire enseignée dans l’armée rouge et bien maitrisée par les Frontoviki. En 2023, les combattants des deux camps sont pourvus de moyens de vision nocturne, d’origine soviétique, russe, occidentale ou commerciale[10]. L’équipement des BMP3 et des chars comprend désormais d’excellents écrans d’observation nocturne. Les véhicules à poste, correctement camouflés et maintenus froids fournissent donc de bonnes capacités d’observation, à condition de ne pas sortir la tête pour écouter la nuit, ce qui signale un point rouge aux observateurs d’en face. Désormais, certains drones sont également équipés de caméras permettant la vision nocturne. Il existe d’ailleurs certains moyens, comme des « capes »[11] et ghillie suits destinées à limiter la signature thermique et le repérage[12], mais de nos jours il est souvent plus efficace de mettre en place un réseau de webcams associées à une tablette ou à un smartphone, plutôt que des « choufs » humains, qui sont plus facilement décelables et vulnérables. Il semble qu’à Bakhmut comme sur la Volga, les combats diurnes aient coexisté avec des opérations nocturnes. Les bombardements s’effectuaient quotidiennement, jour et nuit, consommant 300 tonnes d’explosifs par jour selon le chef de Wagner.
  • Les communications radio-électriques sont handicapées en milieu urbain. Néanmoins, il est extrêmement utile de fournir à tous les personnels un moyen de communication dans le cadre du combat morcelé qui est de règle en ville. Il semble que des moyens radios commerciaux, dont des postes Baofeng aient été utilisés. Légers et peu encombrants, accessorisés, mais de portée réduite, ces postes ne sont pas protégés. Cela est moins ennuyeux dans le cadre d’équipes réduites transmettant en temps réel à faible niveau opérationnel, que pour des communications entre grandes unités, voire entre les unités élémentaires. La guerre électronique a été employée à Bakhmut, permettant notamment d’identifier la présence dans la ville de forces étrangères renforçant les Ukrainiens (Géorgiens, Polonais, Anglo-saxons, Baltes…). Des postes cryptés sont en service dans les deux camps, y compris chez les cadres de Wagner.
  • Les drones, d’observation pour l’artillerie, ou d’attaque, sont employés en grande quantité par les deux camps. C’est désormais un fondamental du combat, ce qui distingue ces affrontements de ceux de la première guerre mondiale, contrairement à ce qui est fréquemment affirmé. On estime que Kiev perd 10 000 drones par mois[13], essentiellement grâce aux moyens de guerre électronique russes. Bien sûr, cela n’existait pas en 1943, mais les avions d’observation et la photographie aérienne étaient déjà utilisés en association avec les écoutes. Aussi, les Soviétiques mirent-ils au point des techniques de dissimulation (la fameuse maskirovka) qui permirent efficacement de tromper un renseignement allemand globalement peu efficace. Le maillage satellitaire commercial au-dessus de la zone, l’assistance de l’OTAN (avions AWACS, satellites militaires), l’existence de réseaux infiltrés et les drones semblent rendre la dissimulation plus difficile (à moins qu’elle ne soit en réalité efficace et que nous le découvrirons plus tard ?).
  • L’infiltration de l’infanterie dans la ville doit disposer de moyens d’appui indirects, mortiers et des obusiers dont la courbe balistique permet de tirer par-dessus des bâtiments, pour bloquer l’arrivée de renforts ou interdire un repli. Les appuis directs peuvent être fournis par les chars (v.supra) ou même par des véhicules de combat d’infanterie (VCI). Les canons automatiques sont appropriés pour ce type d’action, car ils offrent un débattement en site supérieur qui permet de tirer en hauteur vers les toits, mieux que les armes embarquées par les chars. Théoriquement les chenillés type BMP sont supérieurs aux blindés à roues type BTR dans un terrain très dégradé[14]. Malgré une cuirasse limitée, particulièrement sur le toit, les VCI permettent aussi aux fantassins de bénéficier d’un abri contre la ferraille du champ de bataille. En 1943, les combats dans la zone la plus densément bâtie ont essentiellement opposé des combattants démontés. A Bakhmut également c’est l’infanterie légère qui a porté les combats. Pour s’affronter de rue à rue (ce qui a été le cas aussi à Bakhmut, les gains se calculant en centaines de mètres), à l’intérieur même des grands bâtiments, voire dans l’infrastructure souterraine (Les Allemands évoquaient la Rattenkrieg dans les égouts et les caves) seuls les fantassins peuvent être déployés. A la différence des combats pour Marioupol, les combats sous terre ne sont pas rendus publics à Bakhmut ; il y a cependant des mines alentour. De telles installations ont déjà été utilisées dans le cadre des fortifications ukrainiennes. Pour faciliter les opérations la SMP a procédé à une réorganisation interne des unités, afin de favoriser la coopération inter-armes. Cette démarche reprend celle des Soviétiques à Stalingrad, qui ont constitué des unités de marche ad hoc. Pour prendre les villes allemandes, il fallut reprendre ce processus ; des détachements d’assaut associant fantassins, armes d’appui, détachement du Génie et appuyés par quelques blindés et canons ont été lancés à l’assaut du Reich. A Bakhmut, des détachements d’assaut ont été constitués dans le même esprit, en limitant le nombre de blindés.  Ces formations Storm reposent sur des petits groupes d’assaut, articulés en vagues successives, suivies par des unités de réserve ; cela était déjà préconisé à Stalingrad et les tactiques évoquent celles des Sturmtruppen de la première guerre mondiale. Il est dit[15] que ces troupes emploient un logiciel Alpine quest sur des smartphones pour localiser et créer la carte informatique en temps réel des positions ukrainiennes. Le pion élémentaire est la compagnie d’assaut, qui aligne quelques chars (généralement un char par section) et des VCI (4 par char), autour de deux sections d’assaut de 12-15 hommes soutenus par trois sections d’appui feu et renforcés par une équipe UAV (drone), une section d’artillerie, un groupe de réserve et un groupe médical. L’unité peut compter sur des obusiers de 122mm. Cette réorganisation offre plus de latitude aux échelons inférieurs de commandement et les blindés sont employés plutôt comme sources d’appui feu. Les sources n’évoquent pas les moyens Génie, mais le combat urbain nécessite obligatoirement qu’au moins un groupe de sapeurs soutienne une compagnie. Le Génie est nécessaire pour ouvrir les itinéraires en déminant, pour détruire les obstacles et points forts, pour générer des fumigènes, servir des lance-flammes, ouvrir des passages à travers les cloisons pour progresser à l’abri, faciliter l’escalade etc…
  • L’équipement des soldats des deux camps est assez proche. L’AKs74 en calibre 5,45×39 et les armes occidentales (US, polonaises, belges, allemandes…) en calibre 5,56×45 offrent approximativement le même rendement balistique ; efficaces en mode antipersonnel les projectiles ont l’inconvénient de ricocher en milieu urbain, car les noyaux ont tendance à déchemiser sur les écrans durs. Certaines AK sont munies de silencieux. Outre un évident intérêt pour des missions imposant une grande discrétion, ce dispositif est appréciable en milieu urbain ; en effet, le frein de bouche de l’AK74 est optimisé pour réguler le cycle et stabiliser l’arme. En revanche il modère mal l’effet de bouche et il reste une flamme extrêmement vive et visible au tir, même de jour ; le silencieux supprime ce défaut ainsi que le risque de voir une colonne de fumée s’élever devant le tireur couché, dans un environnement ruiné et poussiéreux. Des fusils VSS Vintoretz à silencieux intégré et en calibre 9×39[16] sont également employés, le tireur portant généralement en plus une AKS. « L’artillerie du fantassin », le fusil lance-grenade, jadis en faveur en France et en Belgique, n’est pas employé mais des lanceurs de 25mm peuvent être montés sur les AK. En matière de lancement d’explosif, le remarquable lance-grenades automatiques AGS17 Plamya compense la relative faiblesse de la masse explosive par la possibilité de tirs multiples, selon une parabole fort utile en milieu bâti. Les lance-grenades américains Mk 19 de 40mm sont utilisés par l’Ukraine et parfois capturés et retournés. Les combattants des deux camps peuvent aussi compter sur des missiles antichars guidés (ATGM) : les fameux Javelin, très médiatisés, des TOW US, MiLAN franco-allemands NLAW britanniques, ou Skif ukrainiens. Metis et Kornet russes, qui ont déjà oeuvré contre des chars soviétiques et occidentaux au Moyen Orient. Ces armements portables, mais relativement encombrants s’emploient plutôt à poste, comme les mortiers en dotation organique dans les BTG et les unités Storm. Mais le voltigeur peut aussi employer le vénérable RG7 dont les roquettes ont connu une évolution (notamment des charges en tandem pour défaire les protections additionnelles réactives, ce qui est aussi le cas des RPG 22) et les RPG18 (quasiment un LAW 66mm), RPG 22 (plus ou moins comparable à l’AT4 et extrêmement répandu en Ukraine) et RPG30[17]. Les grenades, essentielles en combat de localité, consistent en modèles soviétiques F1, RGD5 et RGO qui coexistent avec des DM-51 allemandes, appréciées, et des M 67 nord-américaines. Les chasubles porte-plaques se sont imposées, ce qui a du sens face à des adversaires armés de fusils, mais paraît plus discutables en ville où la menace des armes à fragmentation pourrait plaider pour le port de gilets souples davantage couvrants, comme le 6 B2 ou le 6B45 de dotation russe ou le Korsar ukrainien. Les éclaireurs travaillent fréquemment sans gilet ni porte-plaques. Les belligérants portent des casques en aramide (6 B47, Opscore, ECH, Kaska et d’innombrables modèles du monde entier donnés à Kiev…), les équipements de surplus de l’URSS comme les casques Ssh-68 observés sur des miliciens du Donetsk ne semblant plus utilisés. En termes d’appui, les deux armées disposent de moyens abondants en armes automatiques, mitrailleuses polyvalentes PKM, mitrailleuses lourdes Kord. Dans ce cadre précis, une antique Maxim M 1912 bien retranchée peut s’avérer supérieure, grâce à son système de refroidissement et à son mécanisme supérieurement fiable, à une plus moderne mitrailleuse polyvalente ; certains combattants ont fixé des optiques à point rouge sur de telles armes. Le lance-flammes thermobarique lourd TOS est employé avec succès, il ne dote en principe que les unités NBC russes. En revanche le système portable RPO Shmel est largement disponible dans les unités d’assaut. Très appropriée pour réduire les installations enterrées ou durcies, cette arme est également utilisée par les Ukrainiens. Le MRO Borodach est distribué pour les combats en ville en complément du Shmel.
  • Les mines, antichars et antipersonnels sont employées par les deux camps, aucun des deux gouvernements n’ayant ratifié la convention d’Ottawa en ce qui concerne les artifices antipersonnels. Le sujet mériterait un traitement à part. Il en va de même pour les moyens antiaériens portables (MANPADS) qui ne sont pas inutiles, même en milieu urbain. Certains armements de défense aérienne obsolètes dans ce rôle peuvent offrir de bonnes prestations en emploi terrestre[18]. Le ZSu 23/4 Shilka, dont le complexe radar n’est plus adapté aux menaces aériennes modernes, pourrait encore faire boule de feu contre les drones ou des objectifs au sol. Il semble qu’aucun n’ait été engagé à Bakhmut. En revanche, dans des conditions particulières (vol stationnaire d’un appareil sans ailier de couverture) des voilures tournantes peuvent être détruites par des ATGM, un hélicoptère russe aurait subi de sort.
  • Les combats de Stalingrad et la filmographie mythologique qu’ils ont initiée, ont mis en exergue les tireurs de précision. Le légendaire Vassili Zaitsev, ou Tatiana Chernova, parmi des dizaines d’autres (2000 femmes furent formées comme sniper, dont la célèbre Ludmiya  Pavlichenko de Kiev qui ne fut pas à Stalingrad), jouèrent un rôle important durant la bataille ; ils ciblaient officiers, radios, conducteurs et désorganisaient le dispositif allemand. Ils créaient de plus une psychose en frappant de manière imprévisible. Enfin, ils servaient de base au travail de propagande pour raffermir le moral des Soviétiques. Au-delà des films et romans, leur rôle fut donc réel. A Artemyosk/Bakhmut comme dans toutes les villes en guerre, le tir de précision est un outil utile, pour les mêmes raisons qu’en 1943.  Toutefois il ne semble pas avoir eu un usage intensif de snipers à Bakhmut même. Les causes sont certainement que ces personnels entrainés sont plutôt déployés comme éclaireurs (ce qui est prévu dans la charte d’organisation russe) ou comme saboteurs (pour les Ukrainiens). Par ailleurs, si le duel de sniper est sympathique au cinéma, dans la réalité la réponse se faisait plutôt au canon ou au mortier[19]. Cette absence de retenue dans l’emploi de la force explique sans doute qu’il n’y ait pas eu de situations comme celles connues à Sarajevo par exemple. C’est apparemment plutôt dans les alentours périurbains de la ville que des snipers ont pratiqué, notamment de nuit grâce à des visées nocturnes. Si on a pu rencontrer d’antiques Mosine-Nagant 1891/30, les tireurs de l’armée régulière russe emploient les SVD Dragunov et leurs versions modernisées. Les Ukrainiens également, mais ils alignent aussi l’UAR 10 de fabrication locale mais en calibre OTAN ainsi que des armes occidentales. Le calibre 7,62 x54R, légèrement plus performant que le 7,62×51 de l’OTAN se trouvait cependant surclassé à très longue distance par des armes chambrées en .338 Lapua ou en .300 Winchester Magnum. Aussi, des sociétés comme Lobaev ont fourni des armes de précision de fabrication russe dans ces calibres[20]. Le TSVL8-M1 « Stalingrad » est le dernier né des fusils de précision militaire russes. Des calibres lourds comme le .50 (12,7×99 mm)[21]  le 12,7×108 russe (ou le rarissime 12,7×55 silencé pour fusils VSS et VSSK), voire le 14,5×114 mm du fiusil ukrainien Alligator, ont été observés. Cependant, outre des problèmes logistiques pour le premier, ces munitions ne sont pas des parangons de précision dans leurs chargements de dotation.[22] Il semble que plusieurs véhicules dont des chars, aient souffert de tir anti-matériel sur leurs épiscopes, antennes, émetteur laser et autres dispositifs fragiles. Cela est une sorte de retour aux sources si l’on songe aux fusils antichars PTRS et PTRD largement employés contre les Panzer. On remarquera que la communication ukrainienne fait une large part aux sniper, notamment féminins.

Conclusion

Les terribles combats de Bakhmut apparaissent donc bien comme une sorte de Stalingrad inversé, qui sont susceptibles d’avoir eu les mêmes effets, en épuisant le potentiel humain ukrainien, obérant les possibilités offensives de Kiev. La nomination du général Surovikine comme intermédiaire entre l’état-major (Choigu /Guerassimov) et E. Prigojine fait songer à l’action de Kroutchev à Stalingrad. La conséquence de la perte de la 6éme Armée de Paulus fut qu’Adolf Hitler imposa de plus en plus ses vues à ses généraux ; dans le même temps, Staline acceptait au contraire de laisser de plus en plus de latitude (opérationnelle) aux siens, se réservant les décisions purement politiques d’une manière qui n’est pas sans rappeler celle du président Vladimir Vladimirovitch Poutine, pour qui la guerre semble être une affaire assez sérieuse pour la laisser aux militaires…[23]


[1] Cf. les déclarations du Sénateur US sur « l’argent qui n’ a jamais été aussi bien dépensé que pour tuer des Russes. »

[2] Cf. son testament politique

[3] La ville était approvisionnée par le Nord, notamment la route 32, par les Ukrainiens.

[4] Les « cages » montées sur la tourelle de certains chars russes, présentées comme des parades inefficaces contre les ATGM frappant par le haut comme le Javelin, étaient en réalité destinées à casser le dard de simples roquettes. Les salves de RPG sur le haut des blindés sont une tactique éprouvée et efficace. Ce type de protection, développée en Syrie, peut suffire contre une tête militaire relativement faible d’une roquette, mais pas contre un missile guidé d’infanterie. On a pu observer des T-72 B3 avec des protections de toit améliorées intégrant des briques réactives, apparemment davantage destinées aux ATGM.

[5] L’auteur n’a pas connaissance d’un emploi de l’obusier Pion de 203mm, utilisé à Marioupol

[6] Les Allemands à Stalingrad engageaient des Panzer avec un tube de 50mm et des Stug III de 75mm

[7] C’est d’ailleurs pertinent également dans les combats actuels en rase-campagne, où il y a très peu de duels de chars mais plutôt un rôle d’appui feu d’infanterie.

[8] C’était la vision des Alliés en 1941-45, lorsque 50 000 T-34 et 50 000 M4 Sherman ont affronté des prodiges technologiques (PzkW V et VI) seulement capables d’offrir un baroud d’honneur.

[9] L’auteur a encore en mémoire les champs de blindés destinés au chalumeau par suite du traité FCE

[10] Les initiatives citoyennes pour acquérir et fournir des JVN aux troupes sont connues dans les deux camps

[11] Différentes offres existent de la part de sociétés russes hors contrats militaires

[12] En milieu urbain, les cavités refermées par des couvertures humides offrent une assez bonne protection et les murs épais défont le repérage infra-rouge.

[13] Rapport du Royal Institute of strategic studies britannique

[14] La communication ukrainienne évoque cependant un assaut fructueux avec des MRAP britanniques.

[15] Déclaration du Colonel général Oleksandr Syrskyi en avril 2023

[16] D’après des Paras russes rencontrés par l’auteur, cette munition « aplatit le Tchétchène » ; mais c’était avant que Kadyrov ne devienne un fidèle et solide appui du Kremlin.

[17] Bien que tirant une simple roquette, ce lanceur affiche des performances remarquables contre les protections actives en envoyant un projectile précurseur pour tromper les senseurs et ouvrir la voie à la charge principale.

[18] Le 8,8 allemand était un redoutable tueur de char et la plupart des technicals au Liban comme en Afrique supportent des canons mitrailleurs de défense aérienne

[19] C’était également la réponse préférentielle des poilus français, au canon de 37mm ou Fusil lance grenade Vivien-Bessière, lorsque des Sharfschützen Allemands les prenaient à partie dans leurs tranchées.

[20] Un LAR 10 a été utilisé près de Zaporodja pour tuer le sniper ukrainien Oleg Nebuvaylo le 19 janvier 2023

[21] Un sniper canadien de la légion internationale en a utilisé un à partir d’un point haut et se crédite d’un Hit à 1800 mètres

[22] Les lots de précision sont rares et la cartouche est prévue pour des tirs en salve qui n’exigent pas une forte précision. De plus les versions API souffrent du positionnement irrégulier du noyau performant qui altère la trajectoire.

[23] Si l’on admet le principe Clauzewitzien qui veut que la guerre soit la continuation de la politique par d’autres moyens

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Olivier CHAMBRIN

3 thoughts on “La route de la Victoire, de Stalingrad à Artemovsk/Bakhmut (Partie 2)

  • “Les terribles combats de Bakhmut apparaissent donc bien comme une sorte de Stalingrad inversé, qui sont susceptibles d’avoir eu les mêmes effets, en épuisant le potentiel humain ukrainien, obérant les possibilités offensives de Kiev.”
    Quel dommage d’écrire un article aussi long en 2 parties, pour commencer sa conclusion de manière aussi partiale (quoi que nous sommes sur Stratpol, il faut bien suivre la ligne Russe).

    Les Ukrainiens sont actuellement à l’offensive, et si rien ne permet de démontrer qu’elle va réussir, il faut avoir un minimum d’honnéteté intellectuelle pour laisser le temps et en tirer des conclusions. Surtout quand on n’indique pas que le potentiel offensif Russe a pris aussi un sérieux coup. De puis 1 an l’armée Russe recule de partout, volontairement ou non (Kharkiv, Kerhson …) et a seulement avancée à Bakhmut (au prix de long mois de bataille).

    Pourquoi mettre l’accent sur l’épuisement du potentiel Ukrainien et non Russe ? La partialité a ses limites.

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    • Bonjour,
      Une analyse s’articule en un exposé des faits (connus) suivie d’ une évaluation/interprétation de ceux-ci en s’efforçant de dégager des logiques et en tentant de tirer des conclusions. Tous les mots ont ici leur importance et vous constaterez qu’il ne s’agit pas d’asséner des prétendues vérités.

      Contrairement à votre assertion, il ne s’agit pas de wishful thinking, qui serait plutôt une spécialité de la propagande occidentalo-kievienne (la partie russe préfère rester silencieuse sur ce qui est embarrassant ou négatif, c’est une autre conception de la com’) :
      L’objet de ce texte était de comparer deux batailles majeures en zone urbaine et péri-urbaine, comparaison justifiée par l’accent mise sur ces deux bataille par les dirigeants dans leur communication de guerre, en particulier les Ukrainiens en ce qui concerne Artyemovsk/Bakhmut.
      Dans ce cadre intellectuel et en fonction des sources disponibles, il apparait bel et bien que les mois de bataille ont érodé le potentiel ukrainien davantage que celui de l’armée russe (grâce à l’apport de la PMC Wagner et au ratio de pertes parmi d’ex détenus, qui préserve autant de militaires réguliers, et également grâce à une tactique intelligente que j’ai tenté de décrire dans le texte.). L’option retenue était d’ailleurs désapprouvée par le commandement ukrainien (voire par Washington) mais a été maintenue pour des motifs politiques. La comparaison technique avec Stalingrad est fondée et a fait l’objet de développements qui illustrent que le piège a fonctionné “à l’envers” dans ce cas.

      Les Ukrainiens sont en effet à l’offensive, mais le potentiel perdu dans les longs combats urbains leur fait défaut, ce qui confirme les conclusions du texte. C’est pourquoi, comme à Stalingrad, une ville sans réel intérêt majeur ( si ce n’est tout de même son positionnement géographique au confluent d’axes de communication et menaçant la troisième ligne de défense ukrainienne) a été employée comme moyen d’attrition, ce qui est la thèse du texte incriminé. Il y a encore des efforts ukrainiens pour tenter de réduire par les flancs le saillant de la ville (comme à Stalingrad) en parallèle du front principal de Zaporidjé. Effectivement il faut attendre pour connaître les résultats et la situation définitive , mais ces efforts cumulés semblent difficiles à soutenir avec un capital déjà lourdement réduit. C’ est moins difficile pour des forces russes retranchées, même si la gestion des réserves demeure un sujet. Notons d’ailleurs que dans la zone au Nord, les Russes ont avancé.

      Les retraits russes différent de ceux des Ukrainiens en ce qu’ils n’ont pas permis de destructions de masse, un peu comme les mouvements à la Model. Il y a deux stratégies divergentes, le gain territorial pour Kiev, la destruction capacitaire pour Moscou. Il en résulte que je pense que l’épuisement russe est bien moindre, d’autant que l’armée fédérale peut s’adosser sur un potentiel humain presqu’intouché ( contrairement aux affirmations occidentales qui voyaient “l’armée professionnelle de Poutine disparue dans la fournaise”) et sur une industrie qui monte en régime pour permettre la production de guerre que l’OTAN, et encore moins l’Ukraine, ne peuvent plus assurer.

      L’honnêteté intellectuelle consiste à mettre à disposition des données aussi fiables que possible et des raisonnements ; c’est au lecteur de se faire son opinion sur ces bases.

      Enfin, il s’agit d’une analyse “à chaud” mais portant sur une bataille déjà terminée. Proposer des interprétations une fois le conflit fini “pour laisser le temps et en tirer les conclusions” est un exercice historique tout à fait estimable et même utile, mais il ne s’inscrit pas dans un traitement lié à l’actualité, me semble-t-il.

      Je vous rappelle que STRAPOL permet à tout un chacun de proposer des contributions et que rien n’interdit donc de développer votre propre analyse, argumentée, quoique naturellement suivant la ligne otano-kievienne.

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  • Du + haut niveau en terme de pertinence !
    Merci à vous Xavier 🙂

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