Au siècle des lumières, l’importance de la mer dans la diplomatie entre les puissances n’a cessé de croître. Les derniers rois de France vivaient à Versailles, c’est-à-dire « à la campagne » et n’ont aperçu la mer qu’en de rares occasions. Si parfois Louis XIV, Louis XV ou louis XVI sont montés à bord de vaisseaux, jamais ils n’ont voyagé sur les océans.

Ce ne fut pas le cas de Napoléon, qui de sa naissance à sa mort a vécu familier de l’élément marin. Général, 1er Consul, puis Empereur des Français, il s’est trouvé engagé dans le dernier acte du duel séculaire qui opposait la France et l’Angleterre sur tous les océans du monde depuis la fin du règne du Roi Soleil. Napoléon s’est donc confronté à la stratégie maritime. De l’enfant corse d’Ajaccio au proscrit de Sainte Hélène, la mer est présente à chaque étape de sa destinée.

Corse ou Français ? 

Napoléon Bonaparte naît à Ajaccio le 15 août 1769, l’année où la Corse devient française. Après avoir pris le maquis, son père – aristocrate sans fortune – se rallie au roi Louis XV. La Méditerranée est le premier horizon de l’enfant. A neuf ans, le 15 décembre 1778, il franchit pour la première fois la mer sur une tartane qui le dépose à Fréjus.

Boursier du Roi, il part étudier au collège d’Autun puis à l’école de Brienne. On songe à faire de lui un officier de Marine. La guerre d’indépendance des Etats-Unis vient de commencer et le prestige du Grand Corps est alors considérable. Les combats de la Belle Poule et d’Ouessant puis le départ de Toulon vers le nouveau monde de l’escadre de l’Amiral d’Estaing ont suscité partout un enthousiasme extraordinaire. Le jeune homme révèle très vite son aptitude pour les mathématiques et la géographie. Imaginatif, il lit attentivement le « Voyage autour du monde » de Bougainville et se portera candidat pour embarquer avec La Pérouse. Candidature rejetée ! Napoléon échappe donc ainsi au naufrage de la fameuse expédition française qui s’en ira aux antipodes disparaître sans lui. Le Destin veille !

Pendant huit longues années, l’enfant corse qui ne parlait que son dialecte perd le contact avec son île et reçoit une éducation française. En 1785, il est sous-lieutenant au Régiment d’Artillerie de la Fère à Valence. Il a seize ans, son père vient de mourir et le voilà soutien de famille. L’année suivante, il retrouve la Corse pour un long congé et ne regagne son cantonnement qu’en juin 1788 à la veille de la Révolution.

Au début de l’année 1789, son service le conduit à réprimer les émeutes qui éclatent un peu partout. Pendant l’été son régiment se mutine. Bonaparte qui n’a pour l’ancien régime ni regret ni rancune et aucun goût non plus pour les mutins semble étranger aux évènements. De 1789 à 1793, il traverse plusieurs fois la mer pour séjourner à Ajaccio – loin de Paris – ce qui lui évite d’être compromis. Il rêve de se distinguer au service de sa petite patrie.

Le 20 avril 1792, l’Assemblée Législative déclare la guerre à l’Autriche déclenchant un tourbillon qui emporte en trois mois la vieille monarchie et met le feu à toutes les batteries de l’Europe jusqu’en 1815. Pour ne pas être porté sur la liste des émigrés, Bonaparte réintègre son corps à Paris. Il est témoin désabusé des journées du 20 juin et du 10 août, de l’invasion du palais des Tuileries, du massacre des suisses « par la plus vile canaille » et de la déchéance de Louis XVI qui renonce à utiliser la force. Il n’aime pas les sans-culottes mais résume la faiblesse du Roi en deux mots : « Che coglione ! ». Pendant les massacres de septembre, la capitale est un coupe gorge d’où il exfiltre sa jeune sœur Elisa, pensionnaire à la maison des Demoiselles de Saint-Cyr. Au moment où est annoncée la victoire de Valmy et proclamée la République, Napoléon – comme s’il tournait le dos au destin – attend à Marseille avec Elisa une voile pour la Corse.

Le 21 janvier 1793, Place de la Révolution, le Roi est guillotiné. La guerre s’étend à toutes les frontières et la révolte gronde dans les provinces de l’ouest. La Convention veut conquérir la Sardaigne et monte une expédition calamiteuse contre les îles de la Madeleine et Cagliari. Le capitaine Bonaparte manque d’être assassiné à Bonifacio par les marins de la République qui se comportent en soudards avec la population. Le parti indépendantiste de Paoli s’apprête à livrer l’île aux anglais. Le destin se prononce. Les Bonaparte accusés d’être du parti français s’enfuient précipitamment pour échapper à la vendetta et débarquent à Toulon en juin 1793. Rejeté par la mer sur le continent, Napoléon n’a plus d’autre ressource que son grade de capitaine et d’autre choix que la France.

La gloire au soleil de la Méditerranée  

François Joseph Sandmann, Napoléon à Sainte-Hélène, 1820, musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau.

Le Midi est en pleine guerre civile. La Convention réprime l’insurrection fédéraliste. Après Lyon, Avignon, Nice et Marseille, livrées aux sans-culottes. Les habitants de Toulon terrorisés refusent de se rendre et livrent l’arsenal aux anglo-espagnols. Dans la rade, les vaisseaux ennemis permettent aux assiégés de communiquer avec l’extérieur. Le siège traîne en longueur. Bonaparte, jeune Capitaine de l’armée d’Italie, a saisi l’aspect maritime de l’affaire et parvient à convaincre le représentant du peuple en mission de faire adopter son plan. Pour chasser l’ennemi il faut rendre intenable le mouillage dans la rade en tirant à boulets rouges sur les vaisseaux. Le 17 décembre, il s’empare d’une position favorable. Le 19, les vaisseaux prennent le large. Toulon débaptisée Port la Montagne est livrée à la vengeance révolutionnaire. Sur recommandation du frère de Robespierre, le capitaine Bonaparte est fait général à 24 ans. L’ascension commence. Cette proximité avec le frère de « l’Incorruptible » lui vaudra quelques inquiétudes après Thermidor. Le 13 vendémiaire an III[1], il réprime à Paris une insurrection royaliste et sauve la République mais refuse de servir en Vendée. A ce moment la fortune prend pour lui le visage de Joséphine de Beauharnais, créole, née au-delà de la mer comme lui. Napoléon est conquis par cette femme aux manières de l’ancien monde mais proche des nouveaux maîtres du pays. Il rêve de gloire au soleil de la Méditerranée. Elle lui obtient le commandement de l’Armée d’Italie.

Alors que Brest prépare une expédition contre l’Irlande, Bonaparte n’oublie pas non plus la guerre sur mer. Il reprend la Corse aux anglais en réussissant un audacieux débarquement à Bastia depuis Livourne. Au printemps 1796, l’Espagne revient à l’Alliance française, la Navy se retire à Gibraltar. Bonaparte signe la paix avec l’Autriche[2] et s’empare de Venise, des îles Ioniennes et de Corfou. Maître de l’Adriatique, il regarde vers Malte et songe à dominer la Méditerranée. Puisque l’Angleterre interdit les Indes par le cap de Bonne Espérance, Bonaparte désigne au Directoire l’Egypte et la République n’est pas fâchée d’éloigner ce général qui vient encore de la sauver le 18 fructidor[3].

L’expédition d’Egypte et le désastre naval d’Aboukir

1er août 1798, L’explosion de l’Orient. Nelson détruit l’escadre française dans la rade d’Alexandrie à Aboukir, par Nil George Arnald National maritime Museum.

Le 19 mai 1798, le Mistral ayant chassé au large les anglais, 250 transports appareillent de Toulon sous la protection de 13 vaisseaux, 9 frégates et 26 corvettes. 11000 marins, 32000 soldats, 32 généraux, 187 savants et artistes, 600 chevaux, 100 canons échappent à la vigilance de Nelson. A bord de l’Orient, l’amiral Brueys dirige cette impressionnante armada sous l’autorité d’un commandant en chef de 29 ans bien décidé à ne pas laisser échapper son extraordinaire fortune. Le secret de la destination a été bien gardé. Le 10 juin l’île de Malte est prise et le 1er juillet l’armée débarque sans encombre à Alexandrie. La bataille des Pyramide ouvre les portes du Caire à Bonaparte. Nelson qui poursuit la flotte française dans toute la Méditerranée, la débusque enfin en rade d’Aboukir et le désastre auquel on avait échappé pendant la traversé survient le 1er août. Les vaisseaux au mouillage sont anéantis et l’Amiral Brueys périt dans l’explosion de l’Orient. Enfermé en Egypte, Bonaparte y reste 14 mois. Son rêve oriental se dissipe, l’Inde est hors d’atteinte.

L’Angleterre rallie contre la France une deuxième coalition où le Tsar de Russie et le Sultan de Constantinople marchent ensemble contre les français en Méditerranée. L’Italie est perdue, Corfou et Malte le seront bientôt. Telle est la situation lorsque Bonaparte embarque sur la frégate la Muiron le 23 août 1799 pour rentrer en France. La traversée dure un mois et demi, Napoléon voit Ajaccio une dernière fois, échappe encore à la croisière anglaise, puis débarque à Saint Raphaël le 9 octobre 1799. Un mois après le retour d’Egypte, le 18 Brumaire[4], Bonaparte arrivé par la mer, renverse le Directoire.

9 octobre 1799 retour d’Egypte : Bonaparte débarque à Fréjus. A bord de la frégate la Muiron il échappe encore à Nelson. Par Johan Hendrick Louis Meyer (1809-1866). Collection du château de Versailles.

Le duel contre l’Angleterre

« Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée, elle est finie ! » Le pays s’abandonne à l’homme providentiel qui promet la paix à l’intérieur et à l’extérieur. Les victoires de Marengo en Italie et d’Hohenlinden en Allemagne obligent l’Autriche à signer la paix de Lunéville en février 1801. La Grande Bretagne poursuit la lutte un an encore. Le Tsar Paul 1er qui voit en Bonaparte le héros de la paix en Europe constitue autour de la Russie une « ligue des neutres » qui ferme la Baltique aux anglais. En réponse, le Tsar « fou » est assassiné le 11 mars et Copenhague est bombardée par la Navy le 4 avril 1801. Insaisissable sur la mer, l’Angleterre ne peut cependant vaincre seule sur le continent et se résout le 25 mars 1802 à signer la Paix d’Amiens.

La guerre révolutionnaire est terminée. Pour la première fois depuis 1792, c’est la paix générale, le 1er Consul triomphe. Comme sous l’ancien régime, une paix entre la France et l’Angleterre n’est qu’une trêve. Le bilan maritime de la Révolution pourrait satisfaire les anglais : les dernières colonies de Saint-Domingue et de Louisiane sont perdues, les escadres victorieuses de Louis XVI ne réapparaîtront plus sur les océans. Un siècle et demi d’effort ruiné en une décennie ! Mais Londres n’accepte pas l’annexion de la Belgique et du port d’Anvers. Dès lors, Bonaparte se convainc qu’une paix avec l’Angleterre ne peut être signée qu’à Westminster. L’origine des guerres napoléoniennes est là.

16 mai 1803, après la rupture de la paix d’Amiens, Napoléon à Boulogne face à la Manche et à l’Angleterre insaisissable. L’Armée des côtes de l’Océan se retourne contre l’Europe pour devenir la Grande Armée, par Maurice Orange (1867-1916).

Les hostilités reprennent en mai 1803. La troisième coalition dressée par l’Angleterre contre Napoléon qui marche vers le sacre impérial a pour but de faire rentrer la France dans ses limites de 1792. Dans ces conditions, les français ne peuvent signer la paix qu’à Londres. La flottille d’invasion de Boulogne n’est pas une diversion, c’est son destin que Napoléon joue au bord de la Manche. L’Amiral Villeneuve doit entraîner vers les Antilles les vaisseaux de Nelson puis revenir tenir la Manche le temps de faire débarquer 100000 hommes.

La bataille de Trafalgar met l’Angleterre hors d’atteinte, par Auguste Mayer (1805 – 1890) musée National de la Marine, Paris.

Le 21 octobre 1805, la flotte française est de nouveau anéantie à Trafalgar devant Cadix. C’est la dernière grande bataille navale de la période. L’Amiral Nelson y perd la vie mais sauve la Grande Bretagne et assure sa domination sur les océans. Entre-temps, la Grande Armée avait quitté les côtes face à l’Angleterre pour se retourner vers le continent. Malgré le soleil d’Austerlitz, la défaite de l’Autriche et l’incroyable épopée qui commence, les victoires de l’empire sont une énorme diversion qui masque la réalité.

Trafalgar a sonné le glas de la puissance maritime de la France et scellé le destin de Napoléon. Le blocus continental décrété à Berlin en 1806, « pour vaincre la mer par la puissance de la terre » entraînera Napoléon toujours plus loin sur la pente fatale des conquêtes. À l’été 1807, après avoir écrasé la Prusse et vaincu la Russie, il semble pourtant bien près du but.

Entrevue de Tilsitt par Adolphe Roehn (1780-1867) Musée National du château de Versailles.

A Tilsit, sur le Niémen, il veut croire à l’Alliance russe: « Je hais les anglais autant que vous », lance Alexandre « Alors la paix est faite ! » déclare Napoléon ! Mais de la péninsule ibérique et d’Allemagne les peuples grondent contre sa domination. Le Pape l’excommunie en 1809. Il connaîtra encore des victoires et l’empire tient jusqu’en 1811 mais son étoile ne brille plus. 1812, la Grande Armée disparaît en Russie. 1813, l’Allemagne est perdue et l’Europe coalisée marche vers Paris. Avril 1814, Napoléon, que seule la victoire soutenait, abdique à Fontainebleau.

C’est l’exil sur l’île d’Elbe à quelques encablures de sa Corse natale, « l’île du repos », pense-t-il…

Le vol de l’Aigle et les cent jours

« Mon île est bien petite », Napoléon privé des siens s’ennuie. Le 26 février 1815, il traverse encore une fois la mer à bord de l’Inconstant pour reconquérir la France et débarque le 1er mars au Golfe Juan. Le 20 mars, il entre aux Tuileries sans avoir tiré un coup de feu.

26 février 1815 : Napoléon quitte l’île d’Elbe à bord de l’Inconstant à la faveur du Sirocco et de l’absence de la croisière anglaise… Par Joseph Beaume en 1836, Musée Naval et Napoléonien d’Antibes.

Cet épilogue extraordinaire des cent jours s’achève en Belgique dans la plaine de Waterloo. L’Empereur vaincu passe sa dernière nuit en France sur l’île d’Aix face à l’Océan Atlantique où croise la flotte anglaise. Sur la Charente, deux jolies frégates rapides, la Saale et la Méduse sont armées et parées à forcer le blocus pour s’élancer sur l’océan et le conduire aux Etats-Unis. L’Empereur hésite car il répugne à partir en fugitif.

Au matin du 15 juillet 1815, il décide finalement de se rendre à bord du Bellérophon « au plus puissant, au plus constant et au plus généreux de ses adversaires »,écrit-il.

Il est conduit à Portsmouth. De là, il embarque le 7 août 1815 sur le HMS Northumberland pour une longue traversée vers l’île de Sainte Hélène, son dernier exil. 100 jours sur l’Atlantique où il médite au « Mémorial de Sainte Hélène », un dernier combat – littéraire, celui-là ! – pour faire de sa vie un roman. Il meurt loin du monde, le 5 mai 1821 à Longwood, muni des sacrements de la religion catholique.

Le dernier voyage des cendres sur la mer

En 1840, le Prince de Joinville[5] rapatrie en France les cendres de l’Empereur à bord de la « Belle Poule », c’est le dernier voyage de Napoléon sur la mer avant le repos sur les bords de la Seine.

15 octobre 1840, île de Sainte Hélène, transfert des cendres de Napoléon à bord de la Belle Poule pour un dernier voyage sur l’Océan de Sainte Hélène vers Paris sur les bords de la Seine. Par François d’Orléans, Prince de Joinville (1818-1900)
8 décembre 1840, transbordement à Cherbourg du cercueil de Napoléon de la Belle-Poule au vapeur « La Normandie » jusqu’à Rouen.
14 décembre 1840, les cendres de Napoléon remontent la Seine à bord du petit vapeur numéro 3 de la compagnie des « Dorades ».

[1] 5 octobre 1795

[2] Traité de Campoformio, 16 octobre 1797

[3] 18 fructidor an V, 4 septembre 1797, les royalistes qui avaient échoué par la force le 13 vendémiaire sont parvenus par l’élection au seuil du pouvoir. Le Directoire viole la légalité par un coup d’Etat en faisant appel à l’armée d’Italie.

[4] 9 novembre 1799, par un coup d’Etat Bonaparte renverse le Directoire et instaure le Consulat.

[5] François d’Orléans, Prince de Joinville (1816 – 1816), est le troisième fils de Louis Philippe Roi des Français, officier de marine et peintre.

Jean de Joinville

2 thoughts on “Napoléon et la mer

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  • La France alliée à la Russie se partageaient l’Europe par chaque coté… Si Napoléon avait été De Gaulle il l’aurait compris.
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    L’Angleterre alliée d’Hitler n’aurait pas perdu immédiatement son empire (ni la France), même p’tit Zob l’a compris: L’Angleterre a perdu la 2eme guerre mondiale, d’évidence une URSS victorieuse aiderait la décolonisation par ses armes. Et comme le constata Churchill, obligé de céder des colonies aux US (Caraïbes etc) : “C’est le shériff qui vole la victime”.
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    Hitler, moins con, essaya de s’allier à l’URSS, l’Est de l’Europe des russes contre l’empire anglais… mais Molotov répliqua: “Qqchse qu’on possède contre qqchse que vous ne possédez pas…”
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    C’est ainsi que l’Europe devint la pUtE d’US-Woke, le continent des glands (remplacés) chiures finales de leur histoire, et que naquit l’empire mongol (Russie, Chine, Corée du N, Iran).

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