Fervent lecteur d’Alain de Benoist, dont j’ai toujours apprécié la démarche et l’honnêteté intellectuelle, je suis littéralement tombé des nues en lisant son récent billet, publié sur le Blog Éléments et repris par Boulevard Voltaire, à propos du nouveau Président du Brésil Jair Bolsonaro et de son gouvernement. Une fois passé l’étonnement, j’ai considéré que, connaissant peu ou mal le Brésil, il s’était probablement laissé abuser par ceux-là même qu’il combat depuis toujours, à savoir les idéologues de gauche et les médias « mainstream ».
Pour faire court, Alain de Benoist qualifie Bolsonaro et l’essentiel de son équipe gouvernementale de néo-libéraux, et il leur prête plus de traits communs que de dissonances avec le gouvernement globaliste du Président Macron. Il m’a donc semblé indispensable de l’éclairer, lui et ses fidèles lecteurs, et de leur faire profiter de ma modeste connaissance des réalités historiques, sociales, économiques et culturelles brésiliennes (je pratique ce pays depuis 47 ans) afin de rétablir quelques vérités.
DES CIRCONSTANCES INÉDITES ET INCONNUES EN EUROPE
Pour débuter, j’aimerais brièvement rappeler les circonstances de la prise de pouvoir de Jair Bolsonaro. Quoique huitième puissance économique mondiale, le Brésil est un pays totalement ravagé par les seize années d’incurie des gouvernements Lula, Rousseff et Temer. Englué dans une crise économique grave, dans un bourbier infâme de corruption, dont les montants astronomiques font tourner la tête (environ 4 points de PIB annuel), dans un dilapidage phénoménal de ressources publiques, et dans une bureaucratie kafkaïenne paralysant l’économie du quotidien (90 jours en moyenne pour immatriculer une société commerciale, six mois pour ouvrir un compte en banque professionnel !), le géant sud-américain souffre en outre d’une violence et d’une délinquance qui laissent sans voix : plus de 500.000 homicides ces dix dernières années, sans parler de statistiques des vols ou autres agressions sexuelles, pourtant largement minimisées, effarantes. Élu dans ce contexte économique, moral et sécuritaire sans aucun précédent, Bolsonaro a reçu pour mission du peuple brésilien de redresser au plus vite la barre, et d’éviter que le pays ne sombre définitivement dans le chaos. Il ne peut être question de philosophie, ni de métapolitique dans de pareilles circonstances. Seuls le réalisme et le pragmatisme sont de mise.
LA GUERRE INFORMATIONNELLE MENÉE PAR LE DEEP STATE CONTRE BOLSONARO
Il me faut ensuite rappeler à « Fabrice », puisque ses vieux camarades aiment le surnommer ainsi, la guerre informationnelle totale menée contre le candidat, et désormais contre le Président Bolsonaro, par l’ensemble des médias détenus par les oligarques brésiliens (dont les deux immenses quotidiens Folha de Sao Paulo et O Globo), l’ensemble de la presse internationale (notamment les trois grands titres financiers mondiaux que sont le Wall Sreet Journal, The Economist, et le Financial Times), et sans l’ombre d’un doute les services secrets de certains pays prétendument amis du Brésil, dont la CIA et la NSA (campagne de « révélations » sur Ernesto Geisel, référence politique de Bolsonaro, campagnes sur les réseaux sociaux, etc.) . Comment, dans ces circonstances, imaginer une seconde qu’il puisse exister la moindre connivence entre ce que j’aime qualifier d’état profond, à savoir une conjonction d’intérêts criminels et financiers tant nationaux qu’internationaux, et l’équipe de Jair Bolsonaro ?
LA TRIPLE ALLIANCE DES PATRIOTES
Alain de Benoist n’a certes pas entièrement tort lorsqu’il qualifie le Ministre de l’Économie du nouveau gouvernement brésilien, Paulo Guedes, de libéral. Celui-ci ne rejetterait très probablement pas ce qualificatif, lui qui se réclame de l’École de Chicago, laquelle avait en son temps fait les beaux jours de l’économie chilienne du Général Pinochet. Dans la perspective d’un soutien « partisan » (l’appui d’un parti politique d’envergure, à savoir le Parti Social Libéral – PSL), Bolsonaro a dû réaliser une « triple alliance » entre trois courants se voulant « patriotes », mais dont les aspirations et les contours présentent des divergences : les libéraux conservateurs, dont Paulo Guedes et certains chefs d’entreprises de PME/ETI (notamment dans l’agro-alimentaire), tous très concernés par la relance de l’économie ; les évangéliques, dont l’entourage familial du Président fait partie, très à cheval sur des problématiques sociétales que « La Manif Pour Tous » en France considérerait comme siennes ; les souverainistes et nationalistes, principalement représentés par les Militaires, attachés aux industries stratégiques, au retour à l’ordre et à l’affirmation du pays en tant que grande puissance mondiale. En dépit de certaines nominations destinées à satisfaire peu ou prou tous les courants de la « triple alliance », force est de constater la qualité des nominations non seulement des Ministres eux-mêmes, mais aussi celles des plus obscurs chefs d’administrations ou chargés d’affaires aux missions souvent extrêmement techniques. Les notions de compétence, valeur et mérite ont, contrairement à ce à quoi nous avaient habitué les derniers gouvernements, largement prévalu au sein de l’équipe de transition lorsqu’elle a procédé à ces diverses nominations.
L’INFLUENCE DETERMINANTE DES MILITAIRES ET DE LEUR DOCTRINE SOUVERAINISTE
La surreprésentation d’officiers supérieurs au sein de la nouvelle administration au sens très large, par ailleurs, constitue un signal très fort de la prééminence de leur courant de pensée. En matière économique même, deux généraux ont été nommés pour diriger deux agences fédérales d’une importance fondamentale : la Caixa Economica Federal, et la Secretaria Especial da Receita. Même durant la dictature militaire, ces postes étaient occupés par des civils, ce qui signale ici encore la confiance et l’oreille que le Capitaine de réserve Bolsonaro accorde à ses anciens camarades. En matière d’éducation, le Ministre Ricardo Velez-Rodriguez a reçu un mandat simple auquel il se tient : celui de débarrasser l’enseignement de toutes références idéologiques, ainsi que de la théorie du genre. N’en déplaise peut-être à Alain de Benoist, je ne vois guère en quoi cela relève d’une démarche « libérale » …
Bolsonaro ne s’est toujours pas, malgré quelques sorties imprudentes, départi de sa ligne de conduite : celle de la doctrine du pragmatisme responsable, héritage du Président militaire Ernesto Geisel (1974-1979). Pur produit des académies militaires brésiliennes, Bolsonaro est en effet un fervent partisan et admirateur de cette doctrine, qui constitue la synthèse de l’expression de puissance brésilienne et repose sur un exceptionnalisme propre. C’est au nom du pragmatisme responsable que le Président Geisel avait rompu l’alignement stratégique sur les États-Unis (et non, cette rupture n’est absolument pas le fait de Lula…), et établi des relations commerciales et/ou diplomatiques avec de nombreuses puissances étrangères, dont l’URSS et la Chine. C’est aussi à ce titre qu’il avait largement commencé à affirmer les ambitions du Brésil dans le concert des nations, tant au niveau régional que dans les instances internationales. Depuis lors, les relations entre les États-Unis et le Brésil sont et demeurent extrêmement compliquées.
CONVERGENCES AVEC TRUMP, DIVERGENCES AVEC LE DEEP STATE
Comment se fait-il alors, me rétorquera Alain de Benoist, qu’il semble exister des convergences entre Donald Trump et Jair Bolsonaro, par exemple sur les questions du traité de Paris, de celui de Marrakech ou de celle de la capitale de l’État d’Israël ? En premier lieu, le Brésil, en dépit de relations d’amour/haine avec les États-Unis, demeure un pays du Nouveau Monde. Il est et restera, quoi que l’on en pense, fortement influencé par le grand pays du Nord. Concernant le Traité de Marrakech, le bon sens l’a simplement emporté. Pour ce qui est d’Israël, il faut savoir qu’il s’agit avant tout d’une question religieuse : les évangéliques brésiliens pensent, à raison ou à tort, faire partie du peuple élu ; à ce titre, et pour des motifs bibliques, ils accordent une place de choix à Jérusalem. Au-delà de ces considérations religieuses très chrétiennes, les Brésiliens n’ont pas la culture géopolitique du Moyen-Orient que les Européens peuvent avoir. Dans leur vaste majorité, ils considèrent Israël comme un état fort avec une politique sécuritaire de fer – finalement tout ce qui manque jusqu’à présent au Brésil. Il convient également, et encore, de faire le distinguo entre l’administration Trump et l’état profond américain. Ce-dernier, en sus de largement avoir fait campagne contre Bolsonaro, a poussé le défunt gouvernement Temer à lui faire des concessions jamais vues en l’espace de quelques mois. C’est par exemple ainsi qu’un pré-accord de fusion avait été trouvé entre les avionneurs Boeing et le brésilien Embraer courant 2018. Sans grande surprise étant donné le mécontentement de l’Armée de l’Air brésilienne à son propos, cet accord devrait faire l’objet d’une « relecture » par le nouveau gouvernement.
L’AMAZONIE AU CŒUR DES ENJEUX DE SOUVERAINETÉ DU BRÉSIL
Concernant le renoncement au Traité de Paris, et plus généralement la politique amazonienne à venir du gouvernement Bolsonaro, je demande à Alain de Benoist, qui la critique vertement, de faire preuve de plus de discernement et d’objectivité. Depuis 1985 et la fin du régime militaire, les gouvernements brésiliens ont laissé d’énormes entreprises agro-industrielles, souvent liées à des intérêts étrangers, littéralement dépecer l’Amazonie dans une relative indifférence, tout en promouvant un discours écologique d’une hypocrisie absolue. Mieux encore, ces gouvernements, dont celui de Lula, ont sciemment maintenu les populations indigènes en état de soumission totale : ces-dernières, au regard de la loi brésilienne, sont à ce jour considérées comme juridiquement mineures. A ce titre, leur destin, et celui de leurs terres, appartiennent à des administrations fédérales de tutelle (SEMA, ADS, Imazon) qui ont toujours brillé par leur incompétence et leur corruption. L’une des grandes idées de Bolsonaro en la matière est au contraire de commencer à responsabiliser les populations indigènes, et de leur permettre de faire fructifier leurs terres comme bon leur semble.
L’Amazonie, une véritable mer verte au milieu de l’Amérique du Sud, est aussi un enjeu de souveraineté majeur pour les Brésiliens, et en particulier pour les Militaires, qui sont particulièrement chatouilleux sur ce sujet. Ceux-ci estiment de longue date, et avec raison, que contrôler ce territoire, c’est contrôler le destin du Continent Sud-Américain. Contrôler ce territoire, de surcroît, c’est contrôler les nombreux trafics de drogue, d’armes et toutes les contrebandes qui y transitent, constituant le cœur du problème de la violence au Brésil. Le système de détection et de contrôle SYSFRON, bâti en partie avec des technologies françaises, sera finalisé en 2021, et il promet d’être le plus moderne au Monde. A ce titre, il aiguise l’appétit et l’intérêt de certaines puissances, à commencer par ceux des États-Unis, dont les bases militaires en Colombie amazonienne sont perçues comme un affront insoutenable par la majorité des officiers supérieurs brésiliens. L’exploitation de certaines ressources naturelles sur la zone amazonienne, finalement, constitue la dernière pierre à l’édifice de l’indépendance du Brésil, un pays déjà remarquable en la matière. On y trouve en effet les quelques produits encore importés par le pays : potasse au profit de l’agriculture, terres rares à destination des industries de haute-technologie.
L’OLIGARCHIE MONDIALE CONTRE BOLSONARO
En conclusion, j’aimerais dire à Alain de Benoist que le Monde entier est déjà ligué contre le gouvernement Bolsonaro, qui parvient pourtant déjà à rassurer les marchés financiers de Sao Paulo et Rio de Janeiro. De là à y voir une compromission du gouvernement avec le grand patronat brésilien, très coupable de la crise passée et de la corruption généralisée du pays, il y a un pas que je ne peux pas franchir. L’une des missions fondamentales confiées au nouveau Ministre de la Justice, le procureur Sergio Moro, tient il est vrai à l’examen détaillé de l’utilisation des moyens de la Banque Nationale de Développement (BNDES), et des colossaux détournements de fonds publics au profit de grandes entreprises privées qu’elle aurait consenti. L’oligarchie brésilienne, partisane comme Monsieur Macron d’un monde néo-libéral sans règles ni frontières, tremble déjà des découvertes qui seront révélées au public.
Le gouvernement français, et cela est bien triste, semble travailler d’arrache-pied contre nos propres intérêts au Brésil, ne manquant pas une occasion de se signaler en critiquant chaque geste, chaque posture, du Président Bolsonaro. Les entreprises françaises sont pourtant le quatrième investisseur étranger du pays, et elles sont, en cumulé, son plus gros employeur privé (plus de 500.000 emplois). D’autres nations européennes, Italie en tête, ont quant à elles bien compris que le Brésil traitera avec amitié les pays qui l’approcheront avec déférence et respect. Donald Trump lui-même, pourtant passablement désintéressé par le Brésil, choisit avec intelligence de ne pas tarir d’éloges publiques à l’égard du Président Bolsonaro.
J’aurais pour ma part aimé que le nouveau Brésil sache qu’il lui reste des amis en France. Encore qu’il l’ignore, Alain de Benoist en fait probablement partie.
POUR ALLER UN PEU PLUS LOIN…
Aux chagrins qui préfèrent dès à présent s’apitoyer sur le probablement funeste sort à venir du Président vénézuélien Maduro, j’annonce dès à présent un bulletin géopolitique sur le sujet. Je m’efforcerai en particulier de démontrer en quoi je considère que la Russie fait fausse route en continuant de s’appuyer sur le régime de Caracas, alors qu’elle pourrait trouver dans la région un grand partenaire tout à fait en phase avec elle tant sur la vision du Monde que celle de la société civile en général.
Nicolas Dolo
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Quelques très bonnes idées, mais aussi des fautes historiques.
Ping : Comprendre la situation vénézuelienne... - Le Salon Beige
Amusant ! Dérisoire ! Ridicule !
Peu importe ce que peu penser un intellectuel d’extrême droite comme Mr de Benoist. Le plus grave est effectivement l’attitude de la diplomatie française… Quant à la presse française, il vaut mieux ne pas en parler tant son analphabétisme est immense… Je partage en grande partie cette approche de Mr Dolo mais je refuse cette respiration conspiratoire qui effleure ici et la… Quant aux officiers supérieurs d’aujourd’hui, leur culture est un peu différente de celle des généraux de 1964.
Jean-yves Carfantan, franco brésilien. Sao Paulo.