À peine la République fédérale d’Allemagne a-t-elle officialisé la construction du controversé gazoduc Nord Stream 2 le 16 mai 2018, que la Pologne et les États-Unis d’Amérique ont sans surprise fait part de leur opposition à ce projet. Ce gazoduc devant s’étendre sous la mer Baltique sur 1200 kilomètres pour relier la Russie à l’Allemagne, devrait assurer à cette dernière un approvisionnement de 55 milliards de m³ d’hydrocarbures russes par an tout en évitant à la Russie d’avoir à payer des frais de transit à l’Ukraine et la Pologne. Les autorités allemandes donnèrent le feu vert au projet en mars 2018, suivies par la Finlande en avril, les travaux débutèrent dès le mois de mai dans la ville de Lubmin.
Les représentants polonais et américains ont réagi avec une hostilité prévisible face à ce projet qu’ils avaient maintes fois dénoncé comme étant une « menace pour la stabilité européenne ». Ainsi, la rencontre entre le Ministre des Affaires Étrangères polonais, Jacez Czatupowitc et le secrétaire d’État américain Mike Pompeo le 21 mai 2018 fut l’occasion pour la Pologne d’aborder le sujet et notamment de s’assurer d’une éventuelle pression américaine sur les compagnies européennes impliquées dans la construction du gazoduc[footnote title=”1″]Les menaces de sanction visent particulièrement cinq entreprises : ENGIE, OMV, Royal Dutch Shell, Uniper et Wintershall, celles-ci ayant investi près de 950 millions de dollars dans la construction de Nord Stream 2.[/footnote] après que le représentant américain en Ukraine, Kurt Volker, ait fait part de l’intention des États-Unis de recourir à ces méthodes.
Dans un contexte de tensions croissantes avec la Russie placée sous sanctions et face à un éventuel recours à des moyens de rétorsion économique de la part des Américains, il convient de s’interroger sur les performances de « l’arme économique » à la lumière d’expériences antérieures. Ainsi cet article sera consacré à un sujet méconnu de la Guerre Froide à savoir le Coordinating Commitee for Multilateral Export Controls (CoCom), Cette organisation, fondée en 1949 et rattachée à une annexe de l’Ambassade des États-Unis à Paris, fut le fruit de débats houleux entre puissances occidentales pour contrôler les transferts technologiques vers le bloc socialiste qui en était dépendant.
Cette politique de « containment économique » et son instrument principal, le CoCom, furent maintenus à divers degrés tout au long de la Guerre Froide jusqu’à l’Arrangement de Wassenaar en 1994, et auront fortement impliqué les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN, non sans controverses constantes; l’enjeu portant sur une question délicate et lourde de conséquences : les États-Unis et leurs alliés pouvaient-ils se permettre de commercer avec l’Union soviétique ?
Si la question n’a jamais pu faire l’unanimité entre les parties concernées aux États-Unis, elle le put encore moins entre les membres du CoCom.
Stratégie visant à tempérer les Soviétiques pour les uns, ou risque de leur « vendre la corde » pour d’autres, chaque pays du CoCom va progressivement mettre en œuvre sa propre conception de ce commerce selon ses perceptions de sécurité nationale durant la Guerre Froide.
La présente analyse portera sur ces deux extrêmes entre lesquels le CoCom se retrouva tiraillé durant les années 80 dans un contexte de « guerre fraîche » marqué par la volonté américaine de reprendre la lutte anticommuniste sous l’impulsion du président Ronald Reagan.
I/ Le commerce Est-Ouest, entre ouverture et confrontation
La lutte idéologique entre le camp occidental et le bloc de l’Est durant la Guerre Froide n’a pas consacré une rupture des relations commerciales. Le rapport de force était à première vue en faveur des Occidentaux. En effet, n’en déplaise aux tenants du mythe des miracles de l’économie socialiste, la Russie soviétique a toujours affiché une dépendance prononcée vis-à-vis des technologies occidentales qui furent indispensables à son développement comme l’ont démontrée plusieurs études, les plus notables étant celles du professeur Antony Sutton[footnote title=”2″]Voir sa trilogie Western technology and Soviet economic development publiée par l’Institut Hoover entre 1968 et 1973, dont les conclusions inquiétantes ont constitué la base argumentaire principale des opposants au commerce Est-Ouest.[/footnote].
À titre d’exemple, dans les années 20, la NEP[footnote title=”3″]La « Nouvelle Politique Économique » établie par Lénine en 1921. Celle-ci renonçait à un communisme intransigeant au profit d’un capitalisme d’État transitoire afin de redynamiser l’économie du pays qui avait périclité suite à la guerre civile.[/footnote] a permis l’ouverture de 350 concessions en Union soviétique encourageant l’implantation d’entreprises occidentales dont le capital technologique fut le principal, si ce n’est l’unique facteur de redressement économique de ce pays ravagé par la guerre civile. Les concessions furent ensuite supprimées par Staline pour recourir aux « accords d’assistance technique » accordant à certaines compagnies occidentales la possibilité d’apporter leur savoir-faire pour aider à la réalisation des grands projets industriels en Union soviétique. La période de la Détente, marquée par un apaisement des tensions et un relâchement des contrôles, fut l’occasion pour les Soviétiques d’acquérir une multitude de technologies occidentales au profit de leur potentiel économique…ainsi que militaire.
Comme l’avait jadis si bien résumé le professeur Carroll Quigley : « Des sociétés telles que la Russie soviétique, qui ont, par manque de tradition scientifique, démontré une faible créativité technologique, peuvent néanmoins constituer une menace pour la civilisation occidentale par l’usage, à immense échelle, d’une technologie presque entièrement importée de cette même civilisation occidentale »[footnote title=”4″]QUIGLEY C.;Tragedy and Hope; éd Macmillan; New York; 1966; p.15[/footnote].
Un bref descriptif de secteurs militaires clés soviétiques ayant bénéficié des transferts technologiques occidentaux, permettrait d’étayer ces propos ainsi que d’établir l’échec du CoCom et des espoirs de pacification à l’aube de la présidence de Reagan :
La flotte soviétique, la plus imposante au monde, était constituée à 60% de vaisseaux construits à l’Ouest, tout comme 80% de leur machinerie[footnote title=”5″]PIPES R.; Survival is not enough, Soviet realities and America’s future; éd. Simon and Schuster; New York; 1984; p.263[/footnote]. Les technologies furent obtenues auprès de la Burgmeister & Wain of Coppenaghen et Litton Industries[footnote title=”6″]STAAR R.F.; USSR Foreign Policies After Détente; éd. Hoover Institution, Stanford University; California; 1985; p.258[/footnote]. Ce furent certains de ces bateaux qui acheminèrent les missiles à Cuba et qui ravitaillèrent Haiphong en équipements.[footnote title=”7″]SUTTON A.; National Suicide, Military aid to the Soviet Union; éd. Arlington House; New York; 1973; p.256[/footnote]
L’industrie automobile fut érigée avec l’aide d’entreprises occidentales telles que Fiat et Ford entre les années 30 et 60[footnote title=”8″]HOLIDAY G. D.; Technology transfer to the USSR, 1928-1937 and 1966-1975: The role of Western technology in Soviet economic development; éd. Westview Press; coll. Westview Replica Edition; Colorado; 1979; p.114[/footnote]. Certains véhicules militaires, plagiats de modèles occidentaux, furent utilisés en Afghanistan et contre l’effort de guerre américain au Vietnam.
Les missiles soviétiques positionnés en Europe ont largement bénéficié du savoir-faire occidental notamment celui de l’entreprise américaine Bryant Chucking Grinder Company dont les roulements à billes ont accru la précision des tirs soviétiques et la menace qu’ils incarnaient pour la sécurité européenne[footnote title=”9″]STAAR R.F., op. cit.; p.264[/footnote].
Nous aurions pu rajouter à ce bilan les secteurs agricoles et chimiques, mais ces données suffisent pour établir que le commerce avec l’URSS, que certains avaient promu dans l’optique « d’adoucir » les Soviétiques, eut les effets inverses : l’Occident loin d’avoir acheté la paix a plutôt « vendu la corde[footnote title=”10″]GUSTAFSON T.; Selling the Russians the rope? Soviet Technology Policy and U.S. Export Controls; éd. Rand Corporation; Santa Monica; California; 1981; p.1[/footnote] ». En considérant les nombreux efforts aussi bien légaux qu’officieux que les Soviétiques déployaient pour se procurer en technologies, ce fut pour remédier à une véritable hémorragie technologique occidentale que Reagan voulut remanier le CoCom dont les défaillances appelaient à certaines rectifications.
Au regard de ce besoin obsessionnel des Soviétiques en technologies occidentales, on pourrait facilement être tenté comme Antony Sutton, de conclure qu’un blocage pur et radical des transferts technologiques auraient pu permettre de mettre l’URSS à genoux et ainsi précipiter la fin de la Guerre Froide. Toutefois cette vision relève de l’idéal tant le contrôle des technologies impliquait des considérations multiples qui transcendaient le simple recours à la coercition ou à d’autres mesures draconiennes.
II/ Des orientations américaines aux contradictions occidentales
Le contrôle des exportations est une initiative principalement américaine. À l’aube de la Guerre Froide les Etats-Unis en usèrent pour faire pression sur l’URSS à travers le « Control Act » en 1949, plaçant les biens exportés sous contrôle, mais aussi sur les pays occidentaux par le « Battle Act » en 1951 leur faisant perdre la protection américaine en cas de commerce avec le bloc socialiste. C’est dans ce contexte qu’apparu le CoCom[footnote title=”11″]À sa création, le CoCom comptait seulement 7 membres: les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la RFA, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg. Il fut ensuite élargi à 18 membres soit tous les membres de l’OTAN excepté l’Islande mais incluant le Japon.[/footnote], souvent comparé à un « club » ne reposant sur aucun traité ou accord et dépendant de la bonne volonté des États membres pour réguler les transactions technologiques vers l’URSS, les pays du Pacte de Varsovie et la Chine Populaire.
Le CoCom a établi trois listes de biens devant être soumis à des licences : les munitions, les biens nucléaires et les biens à « double-usage » tout en accordant des possibilités de « ventes exceptionnelles »[footnote title=”12″]LACHAUX C.; Le Commerce Est-Ouest; éd. PUF; coll. Que Sais-Je?; Paris; 1984; p.74[/footnote]. Enfin, il opérait selon deux notions anglo-saxonnes de guerre économique entre lesquelles il alternait selon la nécessité, à savoir l’effet de levier (« Leverage ») et « Linkage »[footnote title=”13″]LACHAUX C., LACORNE D., LAMOUREUX C.; De l’Arme Economique; éd. Fondation pour les Études de Défense Nationale; coll. les 7 épées; Paris; 1987; p.281[/footnote], le premier consistant à exploiter politiquement un avantage économique, tandis que le second revient à user d’actions économiques pour faire pression sur une cible.
Le contrôle américain sur les pays européens était certes bien établi à l’issue de la Deuxième Guerre Mondiale lorsque ceux-ci étaient trop exsangues pour se permettre de risquer de perdre la protection américaine, mais à mesure qu’ils opérèrent leur redressement économique, ils obtinrent une marge de manœuvre se traduisant par plusieurs écarts.
En effet, chaque pays membre s’était doté d’une conception propre du commerce Est-Ouest et d’une législation commerciale qui ne s’alignait pas forcément sur les directives américaines.
Ainsi la France, capitale des sympathies mondiales envers le communisme, recourait au commerce Est-Ouest afin d’affirmer sa souveraineté et se démarquer de l’hégémonie américaine. Le commerce avec l’Est bénéficiait d’un large consensus et le monde des affaires pouvait compter sur la bienveillance de l’État. Si la tendance était au laxisme jusqu’en 1981, la France, tout en renforçant ses contrôles, a préservé le souci de sa souveraineté.
Le Royaume-Uni, de par ses traditions commerciales, s’adonnait au commerce avec l’Est afin de subvenir à ses besoins économiques internes. Cependant l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en 1979 marque un assujettissement à la politique américaine de contrôle.
La RFA constituait le maillon faible du CoCom. Cela est dû au fait que son commerce avec la RDA n’était pas considéré comme du commerce extérieur et occasionnait des fuites de technologies qui n’ont pas été l’objet de contrôles au sein du CoCom.
Le Japon enfin s’illustrait par son laxisme. La loi assurait la liberté d’exportation et les contrôles ne se limitaient qu’aux entreprises sur le sol japonais sans s’étendre à leurs filiales à l’étranger.
Figure: Le commerce des pays membres du CoCom avec l’URSS et les pays du Pacte de Varsovie (source: RHOADES W. E.; CoCom, technology transfer and its impact on national security; Calhoun: The NPS Institutional Archive; 1989; p.127)
De par son caractère informel, les décisions prises au sein du CoCom ne revêtaient aucune forme contraignante vis-à-vis des États membres qui ont toute latitude pour appliquer les mesures du CoCom à leur convenance. Ainsi s’opposent deux conceptions de l’embargo : celle de sécurité (établir des contrôles stables) et celle de sanctions (selon les initiatives soviétiques)[footnote title=”14″]SEUROT F.; Le Commerce Est-Ouest; éd. Economica; Paris; 1987; p.68[/footnote]. Les États-Unis alternant par opportunisme entre les deux mais toujours en désaccord avec ses alliés. Si on peut admettre qu’il existait un consensus pour le contrôle des exportations de technologies stratégiques (non sans réserves de la part des pays européens), le principal litige porte sur la définition de « bien stratégique ».
Les listes de biens à placer sous contrôle ne peuvent donc faire l’unanimité parmi les membres du CoCom, les Américains suivant une démarche intransigeante, souhaitaient restreindre le commerce par des listes élargies, tandis que les Européens volontaristes préféraient préserver leurs liens commerciaux avec l’Est par des listes de contrôle limitées.
Les deux parties procédaient fréquemment à des accusations mutuelles d’hypocrisie, les Européens souhaitant défendre leurs intérêts économiques à l’Est et n’hésitant pas à remettre en cause les directives du CoCom au moindre empiètement de celui-ci sur leur souveraineté. Les Américains étaient en proie à une pression interne de la part de leurs industriels, ces derniers se sentant lésés par rapport à leurs concurrents européens bénéficiant de restrictions plus souples de la part de leurs pays respectifs
Ces éléments mettent en exergue un double paradoxe résultant d’une dépendance mutuelle: l’URSS bien qu’étant fortement dépendante des technologies occidentales est tout de même parvenue à se maintenir à niveau face au camp occidental, tandis qu’inversement, les pays et industriels occidentaux, bien qu’exposés à la menace soviétique, ont tout de même poursuivi voire défendu le commerce de technologies avec le bloc de l’Est en affichant une réticence opiniâtre envers toute injonction ou interférence américaine dans leurs activités économiques.
Un constat qui appelle sérieusement à relativiser les concepts libéraux inspirés de Montesquieu pour lequel « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix »…
III/ Les faux espoirs du renforcement des contrôles
Lorsque Reagan accéda à la présidence en 1981, la détérioration des relations américano-soviétiques avait déjà été consommée depuis Carter. L’invasion de l’Afghanistan en 1979 sonna le glas de la Détente et les États-Unis réagirent en prenant certaines mesures répressives.
En 1979 fut promulguée l’Export Administration Act (EAA) accordant au président un droit de regard sur les exportations suivi d’un embargo sur le grain en 1980. La politique de Reagan s’inscrivit dans cette tendance, constatant l’échec du « commerce pacifique » et concevant une nouvelle approche du commerce Est-Ouest à imposer aux membres du CoCom. Celle-ci s’aligna sur les recommandations faites en 1976 par le « Rapport Bucy »[footnote title=”15″]SHAMBAUGH G.,F.;States,Firms, and Power:Successful Sanctions in United States Foreign Policy; éd. State University of New York; New York; 1999; p.113[/footnote] insistant sur un contrôle prioritaire et sélectif quant aux technologies à « double usage » et limitant l’accès aux technologiques américaines aux membres du CoCom. La procédure se conforme également à l’approche du National Security Council (NSC) prônant un renforcement du CoCom, le besoin de convaincre les Alliés du bien-fondé des contrôles des exportations, des mesures collectives et une adhésion de l’Est à l’éthique commerciale de l’Ouest[footnote title=”16″]BERTSCH G., K.; American Politics and Trade with the USSR; in BERTSCH G., K.; Trade, Technology, and Soviet-American Relations; éd. Indiana University Press; Bloomington; 1985; p.258[/footnote].
La guerre économique paraissait être une opportunité dans la mesure où certains observateurs percevaient en URSS les prémisses d’un effondrement économique; le refus de transferts technologiques pouvait donc accentuer cette phase de déclin et acculer l’URSS vers des compromis en terme de consommation et investissement dont les effets pouvaient se conjuguer à la course à l’armement, infligeant à l’URSS le coup de grâce[footnote title=”17″]HALLORAN R.; Pentagon Draws Up First Strategy for Fighting a Long Nuclear War; New York Times; 31 Mai 1982, p.A1[/footnote].
Cette stratégie est issue de l’optique américaine selon laquelle les contributions technologiques au secteur industriel soviétique bénéficient par ricochet au secteur militaire[footnote title=”18″]Le Monde; Les Etats-Unis ont mis en garde leurs alliés contre l’utilisation par Moscou de la technologie occidentale à des fins militaires; 7 octobre 1982[/footnote], conception rompant avec la « compartimentalisation » adoptée par les autres pays du CoCom pour lesquels le secteur militaire est indépendant des technologies civiles issues du secteur économique[footnote title=”19″]MASTANDUNO M.; Economic Containment, CoCom and the politics of East-West Trade; éd. Cornell University Press; New York; 1992; p.241[/footnote]. Vis-à-vis des Alliés, les États-Unis vont alterner entre 2 tendances : les « multilatéralistes » et les « unilatéralistes » chacune prônant une posture distincte au sein du CoCom et qui vont inspirer la démarche à suivre à l’occasion de deux crises majeures.
La première est celle de la construction du gazoduc d’Urengoy, certainement l’exemple le plus représentatif d’une gestion calamiteuse d’embargo multilatéral issue d’une initiative unilatérale.
En réaction aux troubles survenus en Pologne en 1980, Reagan met ses menaces à exécution et décide en décembre 1981 de suspendre toutes les licences d’exportations portant sur les biens et composants censés assurer la construction d’un gazoduc sibérien[footnote title=”20″]FURFARI S.; Politique et géopolitique de l’énergie, une analyse des tensions internationales au XXIème siècle; éd. Technip; Paris; 2001; p.403[/footnote]. Il fallut cependant contraindre les membres du CoCom à suivre cette démarche. Le 18 juin 1982 l’interdiction est étendue aux filiales des entreprises américaines ainsi qu’aux entreprises étrangères produisant les équipements sous licence. Ceci avait engendré de fortes tensions avec les pays européens membres du CoCom dont les entreprises sont pénalisées par l’extraterritorialité d’une décision américaine, d’autant que ceux-ci voient Reagan paradoxalement lever l’embargo sur le grain[footnote title=”21″]LAVIGNE M.; Les enjeux du commerce est-Ouest; Le Monde Diplomatique; 1 septembre 1982; pp.6-11[/footnote] au profit des fournisseurs américains. Les gouvernements français et britanniques incitèrent ouvertement leurs entreprises à passer outre les directives de Reagan et leurs obligations vis-à-vis du CoCom, contraignant le président américain à lever l’embargo en novembre 1982. Le gazoduc sera finalement construit au profit de l’URSS.
Plusieurs conclusions sont à retenir de cette expérience : nous pouvons considérer cet incident comme la preuve que l’unilatéralisme américain est défaillant, plutôt que d’obtenir le soutien des Alliés, les Américains ont réussi à se les aliéner, ceux-ci considérant certaines variables (dépendance envers le gaz soviétique, intérêts économiques) comme prenant le pas sur leurs obligations envers le CoCom.
L’unilatéralisme s’étant révélé inapproprié à l’issue de cette crise, l’Administration Reagan se vit donc acculée vers le multilatéralisme pour renforcer, non sans peine, le CoCom après 1982.
Les États-Unis présentèrent au CoCom un triple projet : l’élargissement des listes de contrôle, le renforcement des sanctions et enfin le renforcement de la structure institutionnelle du CoCom. Les Européens n’étaient disposés à entreprendre une guerre économique qu’à la condition que les produits concernés aient effectivement une importance militaire. Ainsi, lors de la réunion de 1982, 58 produits sur 100 proposés par les Américains furent ajoutés aux listes. S’ajoutent l’année suivante l’application directe de contrôles pour les 10 biens prioritaires susceptibles de détournement et en 1984, l’interdiction d’exporter certains équipements de communication. Les États-Unis purent obtenir la création en 1985 d’un sous-comité (STEM) renforçant le poids des représentants de la Défense face à ceux du Commerce au sein du CoCom mais seulement après une série de compromis avec leurs partenaires occidentaux[footnote title=”22″]BERTSCH G. K., CUPITT R. T., ELIOTT-GOWER S.; in BERTSCH G. K.; International Cooperation on Nonproliferation Export Controls, Prospect for the 1990s and beyond; éd. The University of Michigan Press; Michigan; 1994; p.34[/footnote].
Ce développement multilatéral du CoCom suscita certes des plaintes croissantes d’officiels soviétiques, cependant ce succès relatif est à nuancer pour certaines raisons : ces renforcements sont limités à l’intérieur des frontières de l’Ouest et s’accompagnent de la réticence persistante des Européens ; les États-Unis ayant renoncé à l’unilatéralisme, étaient contraints de composer avec des partenaires peu disposés à suivre les nouvelles procédures sur le long-terme d’où de nouvelles plaintes venant de ces derniers qui percevaient les freins à la réexportation de technologies américaines comme une atteinte aux lois internationales. Ces contrôles internes ont finalement nuit à la volonté des pays du CoCom de coopérer, les Européens et les Japonais y percevant des velléités unilatéralistes inavouées des Américains.
Les failles de ce nouveau paramétrage seront mises à nu à l’occasion du scandale Toshiba-Kongsberg en 1987. Ces deux entreprises avaient vendu aux Soviétiques des machines-outils sous licence indispensables à la modernisation de leurs sous-marins nucléaires compromettant davantage la sécurité de l’Europe de l’Ouest[footnote title=”23″]À noter que Toshiba et Kongsberg n’ont agi de la sorte qu’après avoir constaté que leur concurrent français, Ratier-Forest, avait fourni des technologies similaires à l’URSS entre 1976 et 1979 en dépit des réglementations; le CoCom étant alors perçu par le gouvernement français comme « peu crédible ».[/footnote]. En réaction, le Sénat américain, par le Garn Amendment, a exigé la fermeture du marché américain à toutes les entreprises qui ne se conforment pas aux réglementations du CoCom en guise de sanctions. Paradoxalement, cette mesure fut désavouée par l’Administration Reagan qui craignait de voir les pays européens appliquer les mêmes restrictions à l’encontre des entreprises américaines en représailles. De surcroît, une telle initiative unilatérale n’aurait fait que compromettre le CoCom[footnote title=”24″]WRUBEL A. W.; The Toshiba-Kongsberg Incident: Shortcomings of CoCom, and Recommendations for Increased Effectiveness of Export Controls to the East Bloc; American University International Law Review; 4/1989(n°1); p.264[/footnote]. Il fallut privilégier la voie multilatérale en coopération avec le Japon et la Norvège. Des sanctions à l’encontre de Toshiba et de la Kongsberg-Vapenfabrik furent bel et bien appliquées en plus d’un engagement accru du Japon dans le contrôle des technologies sensibles.
L’ampleur de cette crise décida les autres membres du CoCom à renforcer leur coopération avec les États-Unis au sein du CoCom. Ce revirement aurait pu être encourageant si, entre 84 et 89, la RFA n’avait pas à son tour manqué à ses obligations en permettant à la Imhausen-Chemie de construire des installations chimiques en Libye tout en négligeant de soumettre ses produits aux contrôle du CoCom avec la complicité silencieuse des autorités fédérales allemandes…
L’arrivée au pouvoir de Gorbatchev et l’apaisement des tensions avec les États-Unis qu’il va consacrer achèveront de convaincre Reagan d’assouplir sa politique de contrôle en 1986.
Conclusion: de Ronald à Donald
L’expérience du CoCom est édifiante dans le contexte actuel puisqu’elle permet de relativiser le leadership américain parmi ses alliés sur le plan économique. Si la domination militaire et diplomatique américaine demeure une constante encore aujourd’hui au sein de l’OTAN, le domaine économique constitue le talon d’Achille de cette suprématie. C’est précisément sur le plan économique que toute l’hétérogénéité du camp occidental nous est révélée au grand jour, chacun des pays membres disposant de spécificités économiques particulières divergentes sur lesquelles peuvent buter les intérêts américains.
Donald Trump, ayant pris ses fonctions de président des États-Unis en 2016, se retrouvent confrontés à certains enjeux auxquels fit face son prédécesseur Reagan. Si le recours aux sanctions économiques à l’encontre de la Russie fut appliqué suite au rattachement de la Crimée à la Russie en mars 2014, les résultats mitigés, voire contreproductifs obtenus ne plaident pas en faveur de cette politique. Les relations économiques étant intrinsèquement mutuelles, les sanctions constituent des armes à double-tranchant pouvant mener à l’impasse[footnote title=”25″]DOMEIZEL C.; France-Russie: Les sanctions économiques sont-elles efficaces?; Geolinks; 27 novembre 2017 [en ligne]; http://www.geolinks.fr/geopolitique/russie-caucase/france-russie-les-sanctions-economiques-sont-elles-efficaces/; (page consultée le 26 mai 2018)[/footnote]
Ainsi, la partie occidentale de l’Union Européenne, notamment l’Allemagne, est plus soucieuse de préserver ses rapports économiques avec la Russie et par conséquent moins disposée à avaliser toutes les directives de Washington.
Face au gazoduc Nord Stream 2, les Américains peuvent compter sur l’appui des pays d’Europe de l’Est membres de l’Initiative des Trois Mers[footnote title=”26″]L’Initiative des Trois Mers est un nouveau cadre européen informel fondé à l’issue du Forum de Dubrovnik en août 2016 rassemblant 12 pays d’Europe du Centre-Est : Pologne, Croatie, Autriche, Lituanie, Lettonie, Estonie, Hongrie, République Tchèque, Slovaquie, Slovénie, Roumanie et la Bulgarie. Pour plus d’informations à ce sujet, voir sur Stratpol notre article: L’initiative des Trois Mers pour « Compléter l’Europe » : projet européen ou stratégie atlantiste ?[/footnote] dont les intérêts, comme l’a reconnu le général L. Jones de l’Atlantic Council, sont « davantage alignés sur la perception américaine du monde, que nos alliés traditionnels d’Europe de l’Ouest »[footnote title=”27″]RACHEL A.; Making the Three Seas Initiative a priority for Trump; Atlantic Council; 3 mai 2017 [en ligne]; http://www.atlanticcouncil.org/blogs/new-atlanticist/making-the-three-seas-initiative-a-priority-for-trump; (page consultée le 10 janvier 2018)[/footnote].
Quand bien même les États seraient amenés à coopérer dans une politique de boycott contre la Russie, les milieux d’affaires qui y sont implantés risquent fort d’affirmer leur désapprobation.
La Russie constitue un cas particulier dans l’approche des politiques de guerre économique. Qu’importe qu’elle ait été, selon Lénine, « un apanage semi-colonial du capitalisme » au temps du tsarisme, ou « un marché captif » d’après Antony Sutton sous le communisme. Ce pays a paradoxalement toujours su ranger cette dépendance économique et technologique prononcée envers l’Occident parmi ses atouts jusqu’à la rendre mutuelle.
Les perspectives économiques qu’offre la Russie et sa place incontournable sur le marché mondial susciteront immanquablement l’intérêt d’acteurs étrangers qui seront dès lors mus par une volonté impérieuse de retour sur investissement. Plus les capitaux qu’ils consacreront à la Russie seront importants, plus ils seront réticents à toute politique de sanction susceptible de rendre la Russie insolvable et de compromettre leurs profits.
Ainsi, tout comme pour le gazoduc d’Urengoy, rien ne saurait garantir une annulation du projet de Nord Stream 2 prévu pour 2019 d’autant que les efforts américains pour obtenir l’annulation de Nord Stream 1 en 2012 se sont révélés infructueux.
Tout comme au temps du CoCom, rien ne saurait non plus assurer que la menace de sanctions à l’encontre de compagnies impliquées dans des projets avec la Russie pourrait les dissuader de poursuivre leurs activités d’autant que cette mesure a déjà été sèchement désavouée par les protestations de l’Allemagne et de l’Autriche en juin 2017.
La prise en compte des résultats mitigés du CoCom sous Reagan ne devrait-elle pas inviter Trump à plus de circonspection dans la tentation de l’usage de l’arme économique face à la Russie de Poutine?
Hédi ENNAJI
Bibliographique sélective:
- BERTSCH G. K. (sous la direction de); Controlling east-west trade and technology transfer, power, politics and policies; éd. Duke University Press; 1988; Georgia; 508 p.
- BUCHAN D.; Incidences stratégiques du commerce est-ouest; éd. Bosquet; coll. Hermès; Paris; 1985; 169 p.
- HANSON P.; Trade and technology in Soviet-Western relations; éd. Macmillan Press LTD; Hong Kong; 1981; 271 p.
- HOLIDAY G. D.; Technology transfer to the USSR, 1928-1937 and 1966-1975: The role of Western technology in Soviet economic development; éd. Westview Press; Colorado; 1979; 225 p.
- LACHAUX C., LACORNE D., LAMOUREUX C.; De l’arme économique; éd. Fondation pour les études de Défense Nationale; coll. Les 7 épées; Paris; 1987; 406 p.
- LAÏDI S.; Histoire mondiale de la guerre économique; éd. Perrin; Paris; 2016; 576 p.
- MASTANDUNO M.; Economic Containment, CoCom and the politics of East-West trade; éd. Cornell University Press; New York; 1992; 353 p.
- OFFICE OF TECHNOLOGY ASSESSMENT; Technology and east-west trade; éd. Allanheld Osmun & co; New Jersey; 1981; 303 p.
- PARROTT B. (sous la direction de); Trade, technology, and Soviet-American relations; éd. Indiana University Press; Bloomington; 1985; 394 p.
- SANDBERG M.; Learning from capitalists, A study of Soviet assimilation of Western technology; éd.Almqvist & Wiksell International; Göteborg; 1989; 264 p.
- SEUROT F.; Le commerce est-ouest; éd Economica; Paris; 1987; 174 p.
- SUTTON A. C.; National suicide, military aid to the Soviet Union; éd. Arlington House; New York; 1974; 283 p.
- L’attentat du Drakkar: retour sur un drame français au Liban en 1983 - 10 octobre 2024
- Donald Trump et la fin de l’empire américain - 6 octobre 2024
- Dans la tête de l’Oncle Sam - 5 octobre 2024
Ping : GUERRA ECONOMICA, di Piero Visani e l’arma economica in occidente di stratpol
cette analyse est basée uniquement sur les structures mises en place en occident, il s’exonère des immenses changements intervenus sous Poutine ces dernières années. Je pense que depuis 2000 beaucoup de changements structurels sont intervenus en Russie avec, en prime, un retour de l’innovation. De plus le changement de politique militaire, axé sur la protection totale de la Russie elle même est infiniment moins coûteux que la politique de l’ex URSS et conduire immanquablement les USA un peu plus à la faillite, la défense étant moins onéreuse et les ressources étant sur place la nécessité de groupes de projection, porte avions, etc, et de la logistique y relative est inutile.
Merci jeune homme ,votre texte est limpide ; donc formateur pour une compréhension d’une partie
de la folie occidentale !