L’Institut Brennus a été créé début 2023. En partenariat avec le Courrier des Stratèges, il aide les décideurs français à décrypter le grand basculement géopolitique que la guerre d’Ukraine a considérablement accéléré.
Cet article est paru originellement sur le Courrier des Stratèges.Â
Débat européen sur les relations avec la Chine
Emmanuel Macron a relancé un débat sur l’autonomie stratégique européenne à l’occasion de son récent voyage en Chine. Et depuis lors un débat est engagé, qui fait rage, en interne, en vue de l’adoption d’un nouveau document sur les relations entre l’Union Européenne et la Chine, 4 ans après celui de 2019.
Le détail des prises de positions est un peu fastidieux. Mentionnons les prises de positions d’Ursula von der Leyen, Josep Borrell et Charles Michels, qui témoignent d’une division jusque dans le personnel des institutions supranationales. Au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement on prendra note de la tentative de conciliation des points de vue par le président tchèque Pietr Pavel. Mais ce sont les hésitations du gouvernement italien quant au renouvellement de la participation au « Nouvelles Routes de la Soie » (« One Belt. One Road ») qui retiennent le plus l’attention – Madame Meloni essayant visiblement de faire monter les enchères entre les Etats-Unis et la Chine pour accroître la marge de manœuvre de la diplomatie italienne – une attitude qui n’est pas sans risque, à première vue mais qui témoigne du calcul de la présidente du Conseil des ministres italien que l’Union arrivera, au Conseil européen de juin, avec une position intermédiaire, ni pro-chinoise ni anti-chinoise. (On notera que la Grande-Bretagne elle-même, bien que sortie de l’UE, semble se diriger vers une position de compromis envers la Chine)
Pas d’autonomie stratégique sans volonté politique
Les Etats-membres de l’Union Européenne devraient cependant prendre garde, Emmanuel Macron le premier. On n’établit pas une autonomie stratégique en attendant que les partenaires qui essaient de vous faire basculer de leur côté se modèrent. Mais en affirmant clairement qu’on ne se laissera entraîner dans aucun conflit. C’est faute d’avoir été clairs sur ce point que Français et Allemands se sont vus contraints d’adopter la position américaine sur la Russie – et cela alors même que cette position n’était au départ défendue, dans l’UE que par la Pologne, les Pays baltes et une partie du personnel des instances supranationales mais n’était pas majoritaire au sein du Conseil.
Si l’Europe voulait acquérir une réelle position d’autonomie stratégique, elle devrait prendre modèle sur l’Inde. Cette dernière, en effet, a été soumise à une intense pression des Etats-Unis, depuis le 24 février 2022, pour se joindre aux sanctions contre la Russie. Une bonne quinzaine de délégations américaines (ou britanniques !) se sont rendues sur place pour tâcher de faire basculer le gouvernement Modi dans « le camp des démocraties » Mais l’Inde trace impertubablement sa voie. Elle entend :
+ conserver de bonnes relations, y compris économiques et militaires, avec les Etats-Unis.
+ Mais New Delhi a sauté sur l’occasion des sanctions nord-américaines et européennes pour intensifier ses relations économiques avec la Russie – en appelant sans relâche à une sortie de crise négociée en Ukraine.
+Parallèlement, l’Inde tâche d’apaiser ses différents frontaliers avec la Chine et entend renforcer sa participation à l’Organisation de Coopération de Shanghai.
M.K. Bhadrakumar commente les relations entre l’Inde et la Russie
Je recommande de lire à cet égard l’analyse consacrée à ce sujet par M.K. Bhadrakumar, ancien directeur du Ministère des Affaires Etrangères indien – et que je tiens pour l’un des analystes les plus brillants des relations internationales dans notre « village global ». Son blog Indian Punchline est une lecture qui devrait être obligatoire dans toutes les écoles de diplomatie.
Jugez sur pièces :
« Le ministre des affaires étrangères, S. Jaishankar, (…) en s’adressant à un forum d’affaires russo-indien la semaine dernière à Delhi, (…) a qualifié la relation [russo-indienne] de l’une des plus “stables” des relations mondiales et a souligné que le partenariat attire autant l’attention aujourd’hui non pas parce qu’il a changé, mais parce qu’il n’a pas changé.
Le camp des “internationalistes libéraux” dans le circuit des médias et des groupes de réflexion indiens et les groupes d’opinion mal informés qui ont lancé un assaut contre la position de l’Inde sur la crise ukrainienne comprennent depuis peu la raison d’être de la gestion par le gouvernement de la situation délicate qui comportait des risques de confrontation potentielle entre l’Occident et la Russie.
Tout indique que Washington, d’où les lobbyistes indiens tirent habituellement leurs encouragements, a également décidé de se réconcilier avec le message sans ambiguïté que le gouvernement Modi a adressé à l’Occident, à savoir que l’Inde poursuivra ses relations avec la Russie dans son propre intérêt et qu’elle ira dans la direction qui lui convient. (…) Voice of America [en a pris acte] :
“Même si New Delhi a renforcé ses partenariats stratégiques avec les États-Unis et d’autres pays occidentaux au cours des deux dernières décennies, elle maintient des liens étroits avec Moscou… Alors que les pays occidentaux souhaitent que l’Inde réduise sa dépendance à l’égard des importations russes afin d’isoler Moscou au sujet de la guerre en Ukraine, New Delhi est restée ferme dans le maintien de son engagement économique avec la Russie.” (…)
Le véritable défi auquel est confrontée l’administration Biden, cependant, est de sortir les relations américano-indiennes de l’ornière d’une relation essentiellement transactionnelle et de créer un véritable partenariat d’intérêt mutuel, qui, du point de vue indien, s’inscrit dans la feuille de route de Modi visant à “transformer l’Inde en un pays développé” au cours du prochain quart de siècle, comme il l’a dit dans un discours public prononcé à Kochi lundi [24 avril].
Il est certain que les attentes indiennes sont très élevées en matière de développement et que Delhi ne se contentera pas d’un simple rôle subalterne dans la stratégie mondiale des États-Unis. Les États-Unis et leurs alliés considèrent l’Inde comme un “équilibreur” dans la région indo-pacifique, mais il est évident que New Delhi a des projets plus ambitieux.
La proposition russe d’utiliser ses vastes recettes d’exportation provenant des ventes de pétrole à l’Inde en investissant les fonds dans l’industrie manufacturière indienne pour les exporter vers la Russie ; l’accord sur l’adoption du système de messagerie financière russe pour les paiements transfrontaliers ; l’acceptation des cartes indiennes Ru-Pay et UPI en Russie et des cartes russes MIR et du système de paiement rapide en Inde ; la mise en place d’un corridor maritime entre l’Inde et l’Inde ; la mise en place d’un réseau de transport maritime entre l’Inde et l’Inde ; l’opérationnalisation du corridor maritime reliant Vladivostok et Chennai, qui témoigne de la volonté des deux pays de mettre en place les bases nécessaires à une expansion massive des relations commerciales et économiques russo-indiennes dans un avenir très proche.
Le discours de M. Jaishankar lors du forum commercial de la semaine dernière a souligné la nécessité impérative de stimuler les exportations indiennes vers la Russie, tandis que son homologue russe au sein de la commission économique mixte intergouvernementale, le vice-premier ministre russe Denis Manturev, a appelé à l’intensification des négociations sur un accord de libre-échange avec l’Inde et à l’élaboration d’un pacte sur la protection des investissements.
Le commerce bilatéral a dépassé les 45 milliards de dollars, ce qui était impensable avant que la Russie ne tourne le dos à l’Occident et ne commence à appuyer sur la pédale des partenariats alternatifs en Asie pour remplacer les partenaires européens. De son côté, le gouvernement Modi s’est empressé de saisir cette nouvelle opportunité, en particulier à l’heure de la reprise post-pandémique et de l’entrée en récession des économies européennes et américaines, rongées par l’inflation.
C’est une occasion en or pour l’Inde d’obtenir un accès privilégié aux vastes ressources minérales de la Sibérie et de l’Extrême-Orient russe, ainsi qu’à l’eldorado contemporain de l’Arctique russe. Il existe une grande complémentarité dans la mesure où l’Inde, avec sa trajectoire de croissance, se présente comme un marché à long terme pour l’ensemble de l’industrie russe basée sur les ressources naturelles.
Il n’y a pas vraiment de contradictions dans les relations russo-indiennes. Certains analystes indiens ne cessent de répéter la propagande américaine selon laquelle la Russie est en train de devenir le “partenaire junior” de la Chine, ce qui érode la confiance mutuelle entre la Russie et l’Inde. Cette calomnie découle soit d’une mauvaise compréhension, soit, plus probablement, d’une distorsion délibérée et artificielle qui ne tient pas compte du fait que la Russie et la Chine sont des “États de civilisation”, chacun de son côté – et qu’ils sont voisins avec une histoire troublée – ce qui ne leur permet tout simplement pas d’opter pour une relation dans l’ordre hiérarchique qu’implique une alliance formelle.
Le cÅ“ur du problème est que l’ingéniosité indienne réside dans la création d’une synergie à partir du triangle dynamique Russie-Inde-Chine (RIC) qui pourrait créer un environnement externe optimal pour que ses politiques étrangères puissent fonctionner au niveau régional et mondial. Le discours bien ancré sur les relations sino-indiennes, que les gouvernements indiens successifs ont encouragé, constitue un obstacle. Cela dit, il ne s’agit pas d’un héritage du gouvernement Modi.
La Russie est bien placée pour créer une dynamique dans le triangle RIC à mesure que ses liens bilatéraux s’étendent et s’approfondissent avec la Chine et l’Inde. Le gouvernement Modi poursuit une politique étrangère “désidéologisée”, axée sur les intérêts nationaux. Cela n’a rien d’étonnant puisque l’ordre mondial change et que l’Inde cherche à maximiser ses intérêts et à jouer un rôle plus important en matière de stratégie et de sécurité. (…) »
Le renforcement des liens avec l’Inde pourrait aider l’Europe à moins dépendre de la Chine
L’Europe, qui est à la fois plus peuplée que les Etats-Unis – et, pour l’instant, plus développée économiquement que l’Inde – a largement de quoi peser face à Washington – à condition de le vouloir. De ce point de vue, il s’agit de prendre modèle sur l’Inde : la démocratie la plus peuplée au monde sait ce qu’elle veut et l’expose clairement à tous ses partenaires.
On ajoutera qu’il ne s’agit pas seulement de prendre modèle sur l’Inde. Un renforcement des partenariats avec New Delhi permettrait aux pays européens de moins dépendre de la Chine, puisque c’est un enjeu des débats actuels. Evidemment, un renforcement des liens entre l’Europe et l’Inde requiert une modération de la position européenne envers la Russie : on dira, cum grano salis, qu’il s’agit de devenir plus hongrois que polonais !
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