Les récentes déclarations « dont chaque mot est pesé, mesuré et assumé » du chef de l’Etat français, puis de ses ministres, évoquant un déploiement militaire de troupes au sol en Ukraine, ont initié de nombreux commentaires. Sans être ni psychiatre, ni responsable politique, et en s’interdisant toute position contraire aux intérêts de la France, il paraît cependant utile de proposer quelques réflexions sur le sujet, avant les clarifications et orientations qui seront faites devant les chefs de partis et le Parlement français.

A splendid little war [1]

Alors que les thuriféraires du régime français ont vanté « l’ambiguïté stratégique » qui résulterait de cette proposition, certains (notamment des opposants intérieurs) ont qualifié les propos présidentiels « d’erreur servant les intérêts de Poutine » ; les homologues internationaux du chef de l’Etat rendant publics des commentaires moins tranchés mais réfutant l’hypothèse, et le Kremlin prenant acte en rappelant les conséquences d’une cobelligérance officialisée.

A l’analyse, la tenue de ces propos semble pouvoir s’expliquer par différents motifs, éventuellement cumulés : On ne peut totalement écarter des explications psychanalytiques (narcissisme compensatoire, tendance avérée à la provocation et à la recherche de « buzz », sentiment de rivalité personnelle à l’encontre du président russe), ni un dessein tactique à l’occasion des élections européennes (par une stratégie de la peur comparable à celle suivie relativement au COVID en 2020), dans une volonté stratégique de promotion de l’européanisme (en valorisant l’UE comme unique sauvegarde contre la pseudo menace Russe). Tous ces mobiles sont compatibles, en une probable recherche d’un leadesrship européen avec l’onction de Washington.

Il parait envisageable que, loin d’être une erreur, cette menace ait été effectivement mûrement calculée et intégrée dans la stratégie globale occidentale définie Outre-Atlantique. En effet, le conflit en Ukraine a essentiellement servi les intérêts étatsuniens :

  • en dissociant durablement le bloc eurasiatique (recréation d’un rideau de fer, inversant le glacis imposé aux démocraties populaires par l’URSS après 1945),
  • en sapant l’économie européenne et neutralisant la rivalité économique de l’Allemagne,
  • en imposant l’hégémonie stratégique et politique étatsunienne via l’OTAN élargi,
  • en relançant le complexe militaro-industriel yankee.

L’objectif affiché était d’obtenir ce découplage en défaveur de Moscou, de discréditer la politique internationale hostile à l’hegemon (ce qui semble moins réussi), de saper économiquement la Fédération de Russie au terme de sanctions financières et d’une guerre industrielle d’attrition (ce qui semble également discutable en l’état).

Le désengagement apparent des USA ne remet pas en cause leur leadership, mais permet d’épuiser davantage encore les Etats de l’UE, devenus fournisseurs de fonds et de matériels et qui semblent rivaliser pour devenir le vassal préférentiel de Washington.

Dans ce cadre, le maintien du conflit apparaît nécessaire. Actuellement, la Russie a démontré une capacité de passer en économie de guerre et de mener une guerre industrielle de haute intensité sans remettre en cause ses objectifs de développement interne, ni sa politique internationale. L’Occident collectif a fait montre de faiblesses insoupçonnées à cet égard et il lui faut du temps pour relancer la machine de guerre (pour les USA) et rebâtir des instruments militaires performants (pour les Etats de l’UE). Différentes options ont été explorées pour parvenir à ces résultats : Perfuser l’armée de Kiev en moyens, doctrine, commandement et renseignement ; la main d’œuvre, malgré les pertes, reste hélas la plus grande richesse que l’Ukraine puisse offrir ; elle est encore suffisante pour continuer les combats, même au prix de retraits territoriaux et de la mobilisation des forces vives dont les femmes.

C’est l’option que semble suivre le nouveau CEM Oleksander Sirsky[2] , catastrophiquement favorable à tenir sans esprit de recul à Artyemovsk/Bakhmut, malheureux à Lyssitchansk, mais auréolé de succès autour de Kharkov en 2022. Son surnom de « boucher » évoque plutôt bien sa tendance à accepter les pertes et à tenir les positions. Or, une stratégie défensive consomme moins de ressources, est plus facile à exécuter par des troupes de qualité déclinante, est relativement aisée à mettre en oeuvre en étant adossé à des alliés à l’Ouest et en s’appuyant sur des moles urbains (Nord, Est et Centre). En revanche elle est peu « vendeuse » ; ce n’est pas très gênant en interne puisque le régime de Kiev dispose des outils de coercition nécessaire (les élections étant même remises sine die) mais davantage vis-à-vis des alliés dont les populations se lassent. Une intervention directe de ces derniers trouverait alors son sens.

Dans cette optique, on remarquera que les propos du président français font écho à ceux, depuis un mois et demi, de responsables britanniques, Allemands, Polonais, Danois, Suédois, Finlandais, de la Commission européenne, du Pentagone et de l’OTAN, qui tous ont évoqué sous un délai variable la nécessité de se préparer à une guerre avec la Russie. Les dénégations actuelles ne signifient pas grand-chose, pas davantage que les différentes « lignes rouges » qui ont été successivement violées, sur la fourniture d’équipements non létaux, puis d’armes de défense, puis d’artillerie à longue portée, puis de chars de combat, puis d’aéronefs de combat. L’énoncé du traité signé par Kiev et Paris (et Berlin) parait un pas significatif vers la cobelligérance et l’engagement (pour dix années) à assister Kiev dans sa guerre contre Moscou. Peu après les déclarations françaises, Londres évoquait d’ailleurs l’envoi possible de deux unités britanniques (volume inconnu) en Ukraine, et le Canada d’engager des troupes « non combattantes ». Dans ce schéma, les propos d’Emmanuel Macron peuvent aussi bien tenir de « coups de sonde » de l’opinion, que ressortir de son conditionnement préparatoire, ou les deux.

Le secret de Polichinelle

Dans les faits, la présence d’Occidentaux en Ukraine est avérée ; elle était connue sinon reconnue. Elle explique en particulier les frappes réussies sur les bâtiments de surface de la flotte de la mer Noire. Servants de matériels sophistiqués comme les complexes de missiles anti-aérien, opérateurs ISR, myriades de techniciens au sol nécessaires au maintien en condition et à la conversion au standard OTAN des moyens techniques, et même opérateurs spécialisés dans l’infiltration, le sabotage et l’assassinat, sont identifiés et parfois localisés[3]. Leur statut varie, de volontaires (mercenaires pour Moscou), à assistants techniques, retraités ou en disponibilité, contractuels et pour certains opérationnels clandestins[4].

Caricature affichée sur les arrêts de bus devant l’ambassade de France à Moscou: “Garçon, vite! Les léopards sont déjà cramés!”

Ce « secret » largement éventé a cependant son intérêt. Il évite une confrontation ouverte et directe. Cela est confirmé par les échanges entre généraux de la Bundeswehr rendus publics, à propos de l’engagement allemand pour détruire le pont de Crimée et organiser l’envoi de missiles Taurus. On peut se demander si cette « fuite » est le fruit d’un excellent espionnage russe, ou si l’Allemagne l’a organisée elle-même, pour empêcher une escalade et se dédouaner par exemple[5]. En effet, si des troupes sont d’ores et déjà projetées dans le cadre de la stratégie périphérique, au Nord (fermeture du lac otanien qu’est devenue la mer Baltique, manœuvres actuelles de l’OTAN en Scandinavie et Pologne[6]), sur le flanc Sud (positionnement d’éléments mécanisés français en Roumanie[7], vols d’aéronefs en mer Noire) et sur le flanc Sud-Est (collaboration avec l’Arménie, qui dénonce ses accords OTSC avec Moscou, prospective politico-économique au Kazakhstan), cela reste du domaine de la gesticulation et ne met pas en cause des intérêts fondamentaux russes[8]. En revanche, un déploiement en Ukraine (la politique de « boot on the ground ») modifierait très dangereusement cette situation.

Jusque lors, la stratégie otanienne a été de fournir des moyens accrus dans le cadre d’une escalade contrôlée, sans que les objectifs de la SVO n’aient été modifiés en contrepartie. Après une phase statique qui semblait permettre de privilégier une solution dite « à la coréenne » en figeant les positions respectives, l’offensive de Kiev était censée permettre de revenir aux frontières de 1994. L’échec de cette offensive et la montée en puissance des forces russes conduisent à une stratégie compensatoire, en amplifiant les actions terroristes sur le territoire même de la Fédération. La fourniture de missiles a accru le rayon de nuisance, ce qui explique la réticence allemande à fournir des Taurus en complément des SCALP français/Storm Shadow britanniques. La création d’une nouvelle flotte aérienne de F-16 permettra de disposer de vecteurs de missiles de croisière complétant cette bulle d’effectivité, très en amont du front. Cette stratégie complète l’action de déstabilisation et de radicalisation des diasporas et de l’opposition intérieure en Russie (avec une tentative de capitaliser sur la mort de Navalny en cristallisant les Liberalnyi restant en Russie) en marge des élections présidentielles, pour réactiver des fissures religieuses, ethniques et sociales.

Parallèlement, les actions récentes donnent l’impression d’une volonté de « vider le ciel » pour les F-16, en liquidant la flotte réduite d’AWACS K-50U russes (8 en service pour 50 alignés par l’OTAN) ; cela aurait aussi pour effet de réduire l’efficacité des VKS, qui avec la capacité de tir des bombes guidées FAB ont permis d’écraser la ligne de fortification kiévienne à Avdievka et le saillant de Robotino. Les actions en mer Noire visent évidemment à neutraliser la flotte russe, ce qui est presque obtenu, et à faciliter la destruction du pont de Kertch, objectif symbolique majeur. Mais si on ajoute ces constats à l’évocation d’un envoi de navires britanniques à Odessa, se dessine la perspective d’un plan de grande ampleur, visant à contrecarrer l’avancée des forces russes sur le littoral et le poumon maritime de Kiev, tout en fragilisant la Transnistrie et en consolidant la ligne d’arrêt sur la rive Ouest du Dniepr (opération ratée par la Wehrmacht en 1944). Pour cela, deux postulats sont actuellement non réunis. En premier lieu, l’ouverture des détroits par Ankara[9] et en second lieu l’acceptation d’un affrontement direct en mer. Car il est difficile d’en faire davantage de manière clandestine. Les forces otaniennes assurent déjà la formation, le maintien en condition, voire l’intervention pointue et le conseil direct [10]. Les missions secondaires évoquées publiquement (formation, surveillance des frontières, défense anti-aérienne des bases citées par le premier ministre français) sont déjà confiées à du personnel territorial ou policier de Kiev.

Paris, combien de divisions ?

La France, voire les Etats-membres de l’UE et de l’OTAN sont-ils en mesure de déployer davantage qu’un rideau dissuasif testant la volonté russe ?

En l’état, la capacité livraison d’armements issus des stocks, surplus et rachetés à l’étranger, semble épuisée ; la reconstruction d’un complexe militaro-industriel hors USA, capable d’alimenter une production militaire sera à la fois chronophage et très couteuses pour des économies déjà mises à mal et des Etats en rivalité économique[11]. Rééquiper à la fois les forces de Kiev et les différentes armées nationales sera également fort complexe. La supposée supériorité technologique occidentale ne paraît pas en mesure de compenser la faiblesse quantitative, d’autant que la domination qualitative est devenue discutable face aux développements russes.

Les capacités de déploiement hors USA bénéficient d’armées scandinaves performantes, capables de défendre leur territoire et d’interdire les côtes et la mer Baltique. La position turque conserve une ambiguïté qui rend son déploiement sur le flanc Sud de l’OTAN incertain. Dans les Balkans, la Grèce se défie d’Ankara, la Bulgarie a une opinion hostile et une armée réduite, l’Albanie est obsolète au regard des standards, la Roumanie également. Les Etats ex yougoslaves se regardent en chiens de faïence et mobilisent des armées réduites. Ces pays offrent surtout la disposition de bases importantes. La Pologne se veut le nouveau moteur militaire de l’Europe, mais son rééquipement n’est pas réalisé et les perspectives financières pourraient le compromettre. Le pays offre une excellente base contre la Biélorussie et la Russie et dispose de troupes non négligeables. Les Etats baltes ont une capacité de nuisance certaine mais ne peuvent numériquement tenir une position stratégique même pour étouffer Kaliningrad. Le Royaume Uni se remet difficilement de ses engagements en Irak et Afghanistan et son armée de Terre, de qualité, manque de moyens et de capacité de recrutement ; même l’emblématique Royal Navy connaît des difficultés importantes. Malgré sa puissance économique mise à mal depuis 2022, l’Allemagne aligne une Bundeswehr déclassée et cumulant les faiblesses logistiques et de recrutement. L’Espagne et surtout l’Italie disposent de forces terrestres convaincantes mais ne semblent pas très désireuses de les déployer. Danemark et Pays Bas peuvent alimenter en moyens de pointe mais n’ont pas de masse critique, ce qui est également le cas de la Belgique, de la Tchéquie. La Slovaquie et la Hongrie ont des positions anti-guerres, claires.

La France a-t-elle donc les moyens de ses ambitions ?

Selon la typologie des classements, elle est considérée comme la deuxième armée en Europe (après l’armée russe)., parfois la quatrième (hors nucléaire). On peut toutefois déplorer que l’armée française définie pour 2030 corresponde aux besoins de 2015 ; sa capacité de projection si elle permet un déploiement rapide, pâtit de moyens limités. Si la loi de programmation militaire 2024-2030 tente de répondre aux nouveaux impératifs mis en évidence en Ukraine, l’effet d’inertie rend improbable un véritable sursaut capacitaire. Conçue à côté de la force de frappe nucléaire comme une armée échantillonnaire (« modèle d’armée complet »), adaptée au format bataillonnaire intégré de l’OTAN, l’armée française a excellé dans la guerre asymétrique (sans gagner, plus par limitation politique que technique). Toutefois, sans masse ni moyens de durée, elle dispose d’unités d’infanterie légères de qualité mais d’effectifs très réduits. Lancée vers le Cyber, le Renseignement, découvrant le drone à large échelle, elle souffre d’un déficit en moyens classiques, chars, artillerie, moyens d’appuis. Les choix pour les véhicules de nouvelle génération ne semblent pas bien adaptés à la haute intensité ni au terrain ukrainien et les moyens sophistiquées (chars de combat, hélicoptères de l’ALAT) montrent un taux de disponibilité plutôt bas. La capacité industrielle indispensable pour supporter les forces fait actuellement défaut. L’aviation aligne des pilotes et des aéronefs très performants, supérieurs aux appareils soviétiques de Kiev et aux F-16, et peut-être même à ceux de la VKS russe. Mais l’arme aérienne, si elle permet d’envisager une action sur les forces adverses et ses bases, n’offre pas la maitrise du terrain et connaît la vulnérabilité de ses propres bases, si la fiction du non-alignement ne protège plus celles-ci à l’Ouest. Des données détaillées sont disponibles en source ouverte pour qui le souhaite, mais on peut résumer la capacité militaire française ainsi :

  • 200 chars Leclerc rénovés (c’est un objectif le nombre disponible n’est pas rendu public),
  • Un objectif de nouveaux véhicules du programme Scorpion (900 VBMR Griffon et 150 EBRC Jaguar, 450 blindés-multi-rôles léger VBMR-L) en cours de livraison,
  • Une cible de 110 canons de 155mm Caesar (certes précis et furtifs mais à l’usure inadaptée à la guerre de haute intensité d’après les RETEX de Kiev),
  •  80 hélicoptères de combat EC665 Tigre, 130 hélicoptères de manœuvre EC725 Caracal (de disponibilité opérationnelle relativement médiocre).
  • 217 avions de combat Rafale et Mirage 2000-D, Mirage 2000 C et -5, 4 systèmes de détection et de commandement aéroportés (AWACS), 14 avions ravitailleurs (MRTT), 50 avions de transport (CASA CN-235, C-130 Hercules et Airbus A400M Atlas).
  • 4 SNLE de classe Le Triomphant, 3 SNA de classe Rubis, 2 SNA de classe Suffren, un Groupe aéronaval, 2 frégates de défense aérienne de classe Horizon et 8 frégates multimissions de classe Aquitaine (équivalent OTAN destroyers),   5 frégates légères furtives de classe La Fayette (équivalent OTAN frigates), 6 frégates de surveillance de classe Floréal, renforcés par des bâtiments de patrouille, de lutte contre les mines, de soutien logistique et de commandement et amphibie. Une belle marine mais écartelée dans le monde entier et disposant de peu de bases navales militaires en Métropole (Brest, Cherbourg et Toulon).

Cette force est complète mais assure des missions en rapport avec le considérable domaine maritime français et les projections à l’international. La totalité des moyens déjà amputés par ces missions ne pourrait évidemment être transférés en Ukraine. En se gardant des hypothèses trop incertaines, il semble que les moyens maritimes de surface seraient exposés à un sort comparable à celui de la flotte russe, en mer Noire mais peut-être même en mer Méditerranée. L’armée de l’Air et de l’espace serait vraisemblablement capable d’assurer en partie la supériorité aérienne et de porter des coups importants dans le cadre de l’appui au sol ou des frappes à longue distance, mais serait tributaire des bases et confrontée à des bulles redondantes de défense antiaérienne d’une ampleur qu’elle n’a jamais connue. Les troupes de l’Armée de Terre montreraient vraisemblablement le courage et le professionnalisme habituels mais manqueraient totalement de masse et de capacités d’appui pour faire face à un « Verdun moderne »[12]. En résumé on peut affirmer sans trop prendre de risque que l’armée française déployée pour être davantage qu’une forme de « casques bleus » serait capable de frapper fort, mais pas longtemps (d’autant qu’il n’y a aucune réserve pour l’exploitation). Evidemment, les modalités de déploiement, les partenariats et le support logistique (il y a actuellement moins d’une semaine de capacité de feu) sont des facteurs non connus et qui influeraient fortement sur les performances de la force engagée.

Sur un théâtre qui concentre 33 équivalents Divisions ukrainiennes et 50 équivalents divisions russes, ce déploiement de l’armée française paraît peu crédible, mais dangereux.

L’Unconditionnal surrender

La stratégie militaire est définie par une volonté politique qui est d’obtenir la défaite de la Russie, laquelle a été affirmée et réitérée par le président français, le secrétaire général de l’OTAN et des responsables de l’UE. Elle n’est pas sans rappeler la position des Alliés (dont l’URSS) à l’encontre des puissances de l’Axe de 1945. Cela pose problème puisque cela semble exclure toute voie négociée [13] et surtout parce que ce but de guerre met clairement en cause les intérêts fondamentaux de la Fédération de Russie. Tout comme la dissuasion française, la doctrine russe permet en effet l’engagement de la force nucléaire dans ce dernier cas. Le seuil d’engagement russe (la fameuse ambiguïté stratégique) a été déclaré par le Pentagone comme « plus bas » qu’envisagé initialement par l’OTAN[14]. Lorsque le président russe évoque le fait, cela est considéré par la presse française comme une menace, alors qu’il s’agit plutôt d’un avertissement sur des modalités de réponse. Le calcul que semble faire le président français (et nous pensons qu’il s’intègre dans une réflexion globale, probablement au niveau de Washington) est que la présence officielle de troupes OTAN, a fortiori françaises, dissuadera forcément une attaque russe, par le risque d’enclenchement de l’article 5 de la Charte et/ou de riposte nucléaire française.

Une destruction mutuelle assurée ?

Ce raisonnement semble présenter des failles. En premier lieu, la dissuasion doit être crédible. Peut-on vraiment considérer que la destruction d’un corps expéditionnaire à l’étranger correspond aux critères de défense des intérêts vitaux de la France, justifiant un feu nucléaire qui engendrera à son tour une riposte de plus grande ampleur ? L’emploi de l’ultima ratio nucléaire était lié à celui de sanctuarisation du territoire national. Les forces conventionnelles étaient destinées à s’opposer le temps nécessaire à activer la force nucléaire et à obtenir le renoncement d’un ennemi placé devant un dilemme stratégique de destruction mutuelle (MAD, mutual assured destruction, doctrine forgée dans les années 70, ce qui avait conduit à des stratégies périphériques, mais aussi à des accords, d’ailleurs tous dénoncés par les USA puis la Russie dans les années 2000).

Les missiles M51 des quatre SNLE français sont en effet capables, sinon d’annihiler, du moins de causer des pertes majeures à une Russie qui concentre la majorité de ses habitants dans un nombre relativement réduit de métropoles. Mais, outre l’aspect éthique (de la part d’une UE et d’une France qui se refusent à employer des moyens de force pour contrer une invasion migratoire et qui ne cessent de mettre en avant leur conception des Droits de l’Homme et de l’Humanisme) de frappes anticité[15] théoriquement rejetées, la riposte étant, elle, en mesure d’effacer la France de la surface de la Terre, ce recours ultime est-il justifiable hors sanctuaire national ? Ce dilemme ne concerne que la France en Europe, puisque l’autre unique puissance dotée, le Royaume-Uni, ne peut employer ses propres SNLE sans l’aval de Washington. Si on peut imaginer que les plans otaniens sont limités à une intervention conventionnelle, l’ambiguïté stratégique sert justement à créer le doute dans l’esprit de l’adversaire. Or, en cas de menace majeure de cet ordre, il semble bien que la riposte russe envisagée risquerait d’être une frappe préalable.

Les autres Etats membres de l’OTAN feraient-ils bloc face à ce risque avéré ? Hormis les russophobes rabiques des Pays baltes, de Finlande et de Pologne (qui n’ont pas de moyens stratégiques) cela semble incertain, quoi que prévoie la charte de l’Organisation de l’Atlantique Nord (ce ne serait pas la première fois qu’un traité deviendrait un « chiffon de papier »[16]). La position de Berlin à cet égard semble assez révélatrice. Quant à celle du suzerain, l’Histoire est assez riche en duplicité et cynisme stratégique pour penser qu’après avoir sacrifié un pion et obtenu un rabaissement considérable et irréversible de la puissance russe, il ne serait pas jugé opportun d’encourir une frappe en second par des missiles hypersoniques ou des SNLE conservés après l’attaque française. Les déclarations de l’administration Biden sur l’envoi -ou plutôt le refus d’y procéder- de Boys en Ukraine semble corroborer un refus du duel nucléaire, bien avisé[17]. 0n peut même imaginer que les autres membres de l’OTAN seraient soulagés et féliciteraient Washington pour sa retenue et sa sagesse en la matière. Ne conjecturons pas davantage et rappelons que la France a démantelé sa capacité tactique (Pluton puis Hades) ce qui signifie que la « riposte graduée » n’existe plus depuis trente ans, conduisant Paris à ne pouvoir jouer qu’un va-tout.

Laissant de côté le cas français, l’analyse n’est guère plus rassurante. Certains observateurs russes prophétisent la remise d’engins nucléaires tactiques à Kiev[18] dans le cadre de la montée aux extrêmes qui accompagne les échecs terrestres. Il semble que le sujet soit un souci du président Poutine. Ce dernier doit, contrairement à ce que diffusent les médias occidentaux, compter avec une opposition qui le juge « trop mou », trop conciliant et prêt à négocier[19]. Vladimir Vladimirovitch Poutine, chef suprême des armées, dispose de moyens intermédiaires, la Russie ayant conservé les armes de théâtre ou « tactiques ». Mais il y a en réalité peu d’options rationnelles d’emploi en Ukraine même :

  • La Russie a manifesté une retenue certaine (bien que contestée à l’Ouest) dans ses frappes sur les cités considérées comme des villes russes, ne réduisant en gravats que les Festungen de Kiev (Marioupol, Soledar, Artyemovsk/Bakhmut, Avdievka…). Une stratégie anticité créerait un risque majeur pour l’attaquant lui-même.
  • Les forces de Kiev sont conduites à une stratégie de desserrement du fait de la menace de l’aviation et des drones et présentent donc peu de concentrations susceptibles d’être traitées à l’atome.
  • Les centres de production militaire ont déjà été détruits.
  • Les sites industriels et énergétiques sont trop enclavées dans les villes.

Il apparaît donc que les meilleures cibles seraient les bases militaires et logistiques en amont du Boug, c’est-à-dire les moyens concentrés dans les pays de l’OTAN frontaliers de l’Ukraine. Cette perspective extraordinairement dangereuse a été écartée jusque lors grâce au paravent de la non-intervention directe, au point que même les vols de drones et d’appareils de l’OTAN qui ont permis de couler des bâtiments russes n’ont pas fait véritablement l’objet de mesures de représailles. De même, les voies maritimes à partir d’Odessa pour exporter du blé et importer du matériel de guerre n’ont pas été ciblées par les SNA de la Flotte de la mer Noire.

La seconde option d’emploi d’un armement nucléaire « tactique » serait justement de poser un ultime avertissement démontrant que la menace n’est pas un bluff. Dans ce cadre, peu importe finalement la cible, l’effet recherché n’étant plus tactique mais stratégique.

Briser ce tabou a été une décision, probablement « réfléchie et pesée », mais qui ouvre la boîte de Pandore de manière réellement très inquiétante.


[1] Selon les mots du secrétaire d’Etat Hays à propos de la guerre hispano-américaine à Cuba

[2] Né près de Moscou, il est devenu « ukrainien » parce qu’il a refusé de quitter son commandement d’une unité soviétique basée dans la RSFR d’Ukraine prés de Kharkov, lors de la séparation d’avec l’URSS en 1991

[3] A plusieurs reprises des « conseillers étrangers » ont été frappés lors de rassemblements dans des restaurants, des PC, des zones de logement…

[4] Les combattants de la SMP Wagner avaient rendu le même service lors de la création, les combats lors de la SVO ayant modifié cet état et leur positionnement

[5] Il en va de même pour les documents « fuités » aux USA et au sein de l’OTAN, soit par des opposants intérieurs, soit dans un cadre de manipulation à grande échelle.

[6] Steadfast defender, Nordic response,

[7] Le 7 mars sera signé un accord avec la Moldavie qui bénéficiera certainement de troupes françaises pour faire pièce au détachement russe en appui de la Transnistrie qui a également sollicité une protection

[8] Sauf Kaliningrad, mais une action directe semble improbable, l’enclave ayant reçu des missiles nucléaires tactiques récemment pour ce motif

[9] La position française face à la Turquie en Méditerranée, la volonté de devenir protecteur de l’Arménie qui se heurte à la stratégie panturque, la peu connue mais réelle implication d’Ankara en Afrique, sont autant d’obstacles que Moscou ne se privera certainement pas d’utiliser ; en revanche, la position britannique est moins hostile, dans la continuité historique de sa position pour sauver la sublime porte qui avait conduit à la guerre de Crimée, avec un empire français plus ou moins contraint de suivre. Londres bénéficie de plus des filtres italiens, français et allemands pour ralentir les flux de la voie migratoire de la Méditerranée orientale, qu’Ankara utilise comme moyen de pression sur l’UE.

[10] Parfois au détriment des Ukrainiens comme pour l’attaque sur l’IL-76 transportant des prisonniers échangés apparemment décidé par des Britanniques

[11] Voir la manière dont la Pologne emploie les fonds européens pour acheter ailleurs, comment l’Allemagne a poignardé dans le dos son partenaire français, le Royaume-Uni facilite les plans étatsuniens pour faire de même dans les ex-dominions en sabrant les ventes françaises par exemple…

[12] On peut craindre que l’armée française en défensive en Ukraine connaisse davantage un Dien Bien Phu qu’un Verdun !

[13] Par ailleurs compliquée du fait de la cynique volonté de ne pas appliquer les accords de Minsk en 2015, puis celle de faire échouer les tentatives bilatérales entre Kiev et Moscou en mars 2022, mais toutefois pas exclues par Moscou.

[14] La Russie s’est donné le même droit que les USA de procéder à une éventuelle frappe préventive il y a trois ans.

[15] Se dit d’une mise en œuvre d’armes nucléaires stratégiques visant à atteindre les villes et les centres économiques d’un pays adverse pour briser toute résistance de la population.

[16] On rappellera les accords de Minsk mais on pourrait également citer les accords relatifs à la réunification de l’Allemagne, dont quasiment tous les articles relatifs au volet militaire ont été violés, et tant d’autres…

[17] Le président Poutine juge à cet égard le président Biden comme davantage prévisible que son challenger Trump. Qu’en est-il du président Macron ?

[18] On évoque même dans certains milieux la récupération de deux ogives nucléaires britanniques sur le site de Gostomel, objet de l’opération aéroportée au début de la SVO.

[19] De même que Navalny, artificiellement adoubé comme « opposant majeur » le fameux Igor Strelkov (pseudonyme d’un acteur important de la structuration du combat prorusse dans le Donbass après 2014) purge actuellement une peine pour « extrémisme ». Ce chef d’accusation correspond à celui retenu en France pour qualifier les islamistes, alors qu’il est considéré par les médias comme une marque de dictature en Russie. On n’évoquera pas les mânes de Evgeny Prigojine mais il avait sa place dans le cœur de nombreux Russes à la fois comme combattant dédié à la Russie et critique d’une partie de la nouvelle nomenklatura en place, que le dernier discours de V.V. Poutine a d’ailleurs stigmatisé, au bénéfice des combattants de la SVO

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Olivier CHAMBRIN

9 thoughts on “Macron s’en va-t-en guerre, mironton, mirontaine…

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  • Une belle marine… ouais ouais… Contre la plus grande puissance terrestre au monde. Bonne chance.
    La France n’a absolument aucune chance contre la Russie. Ni de près , ni de loin. Il est plus que temps de rengainer et de négocier.
    On sent que l’auteur est patriote et ne veut pas trop enfoncer notre mère à tous mais ils se berce d’illusions.

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    • Bonsoir

      En effet après quelques décennies à servir et à porter le bleu blanc rouge sur l’épaule, on a du mal à trop désavouer la mère patrie.
      Néanmoins cela n’empêche pas de tenter une analyse lucide et sans s’illusionner.
      Il est évident que l’armée française offre une forte capacité de nuisance mais ne pourrait ni tenir une zone importante, ni le faire longtemps si on avait la folie de l’aligner face aux forces de la Fédération en Ukraine.
      En ce qui concerne la capacité nucléaire c’est différent, car alors ce n’est pas l’armée mais la population elle-même qui disparaitrait. Et ce qui inquiète est qu’on ne peut s’empêcher de se demander si l’Exécutif en est vraiment conscient.
      Sans entrer dans les détails, l’appareil militaire français est plutôt rationnel et lucide à ce sujet, même si une faction tente de “venger” notre expulsion d’Afrique et si une autre partie a forgé des analyses pour complaire au pouvoir plus que pour l’aviser.

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  • l’objectif officiel de l’armée française est d’être “apte à projeter une brigade pendant 6 mois en haute-intensité… à l’horizon 2023 !”… les Français qui ricanent de l’armée russe devraient se poser cette simple question : notre armée serait-elle capable d’enlever (en contexte symétrique) une ville de 400 000 habitants comme Marioupol (équivalant agglomération de Rouen, par exemple) ? Je pense que c’est un bon point d’évaluation… En vérité, nous n’avons plus ni la démographie (quantité et qualité) ni l’industrie civile de masse (à basculer en militaire) pour prétendre à une telle guerre… les indices macro-économiques de l’Occident sont matériellement incompatibles avec des schémas types 1ère et 2ème guerres mondiales. Le “moment historique” est passé pour nous. Et ce n’est pas en important massivement une démographie afro-islamique plutôt tiersmondiste et plutôt russophile que nos dirigeants vont nourrir leurs projets bellicistes : d’ici 50 ans, l’émirat du francistan sera probablement intégré aux BRICS, et Notre-Dame de Paris transformée en mosquée comme Sainte Sophie de Constantinople. Au fond, je ne comprends même plus la cohérence, fût-elle négative, de la politique de nos dirigeants… je pense qu’il y a du jeu dans le manche… C’est pas la fin de l’empire romain, mais la fin de l’empire byzantin… pour les gens attachés à l’individualisme classique helléno-chrétien, l’heure viendra de migrer sous d’autres cieux comme ces Byzantins médiévaux réfugiés à Venise, dont ils ont contribué à faire l’essor et la grandeur, et laisser la terre de leurs pères entrer dans la nuit de l’esprit.

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    • Bonjour,
      Votre analyse me parait très juste. Au strict point de vue fantassin, les 144 sections que totalise l’Armée française n’auraient pu contrôler une ville comme Bagdad. La projection d’une Brigade est risible si l’on compare avec les effectifs-pourtant relativement maitrisés-engagés en Ukraine. En effet, des critères démographiques et industriels irréversibles plafonnent notre capacité de combat, sans même évoquer d’autres facteurs (sociologiques, moraux, organisationnels…). La pseudo solution des alliances paraît devoir se révéler aussi décevante que celle des mutualisations imposées en interne , d’autant que nous ne pouvons assumer le rôle de leader de la coalition (avec des amis comme les nôtres il n’est plus besoin d’ennemi).Quant à émigrer dans la Troisième Rome, le vaincu n’est jamais bienvenu nulle part…

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      • @ Chambrun : en effet… il me semble néanmoins que la question civilisationnelle, négligée actuellement par les opposants occidentaux, va se poser… Trop de gens cèdent à l’illusion du “tiersmondisme 2.0”, et il est de bon ton de voir la question civilisationnelle comme un “truc de droitard”. Or, il n’en est rien. La Russie elle-même, à long terme, serait bien gênée de ne pouvoir renouer avec l’Occident (dont elle est un brillant rameau slave). L’helleno-christianisme, permettant la liberté et la vérité, est ce qui a permis le déploiement chez nous de cette brillante civilisation et de cette grande puissance… Les autres aires civilisationnelles n’ont rien donné de tel, en dépit de discours démagogiques (ce n’est pas un jugement de valeur mais un simple constat). Si nous sommes submergés par des populations non helleno-chrétiennes, et gouvernés demain (après notre défaite en Ukraine) par des tiersmondistes à la place des wokistes, le résultat sera le même : c’en sera fini de la liberté et de la vérité chez nous. La question de la migration (vers où ?) se poserait alors sérieusement…

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